samedi 1 décembre 2012

DISCOURS

prononcé par Henri Vendel, Président de la Société d'Agriculture,  Commerce, Sciences et Arts de la Marne

N°220 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à219)

Encore un discours (très long) de notre bibliothécaire.................
Une tradition déjà plus que centenaire - et qui me paraît fâcheuse aujourd'hui pour la première fois - veut que le Président de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne ouvre, chaque année, par un discours, la séance solennelle de cette Académie.
C'est ainsi que, depuis la guerre, vous avez entendu successivement M. Henry Gérard vous parler des "Devoirs présents", puis de "la Vieillesse des choses et des personnes", M. Bauny du "Mau et du Nau", M. le Docteur Chevron, du poète chansonnier "Mitaine" et de "Martin Akakia", M. Guibert, du "lait" et de "l'héridité", M. Moussy, de "la fermentation du champagne" et de la "craie", M. Popelin, des "Tablettes historiques de Châlons, 1757-1758", puis des "Secours aux orphelins de la guerre de 1870".
Seules,  la  maladie,   puis  la  mort du  regretté M. Ducoudré  l'empêchèrent  de  continuer  une tradition que je dois reprendre aujourd'hui .
Je sens combien j'en suis indigne et, n'ayant pas la science de mes prédécesseurs, je ne saurais prétendre à vous apprendre quoi que ce soit. Ainsi, délaissant les entretiens scientifiques, historiques ou philosophiques, me permettrez-vous de me borner à une action de grâces.
Je voudrais évoquer avec vous la beauté de Châlons, non pas que je prétende vous la révéler (vous la connaissez mieux que moi), mais uniquement pour remercier cette ville d'être belle.
Ces mots pourront surprendre. Châlons - il faut en convenir - Châlons n'a pas auprès des amateurs d'art et de pittoresque très bonne réputation. Le voisinage du camp de Châlons et celui de l'ancien front lui ont nui. Pour beaucoup de Français, notre ville n'évoque que des souvenirs de caserne ou d'hôpital: ce ne sont pas toujours les meilleurs.
Puis, - on doit aussi le reconnaître - Châlons ne sait pas faire sa publicité.
Si  l'on  en  croit  le  vieux  Larousse,  Voltaire,  à  qui  l' un  de  nos  confrères  présentait  notre Académie comme une fille de l'Académie française, Voltaire aurait déclaré: "C'est une fille bien sage, et qui n'aime pas à faire parler d'elle".
Mot historique sans doute, c'est-à-dire qui ne fut probablement jamais prononcé ( car il y a des variantes ,  et  Chamfort  l' applique  à  Soissons) ;  mais  ne  trouvez-vous  pas  qu' il  définit merveilleusement notre cité: c'est une ville bien sage, et qui n'aime pas à faire parler d'elle" .
Permettez-moi de vous citer, à l'appui de ce que j'avance, un exemple qui me paraît hautement symbolique: Châlons-sur-Marne, plusieurs d'entre vous le savent, Châlons possède le carillon le plus puissant d'Europe, et, jusqu'à ces dernières années, on pouvait dire du monde. Ah! s'il se trouvait dans les Flandres, quel joyeux tintamarre il mènerait! quels magnifiques concerts où l'on accourrait de vingt lieues à la ronde et même de l'étranger, car votre carillon suffirait à la gloire d'une ville. Mais il est à Châlons. Alors, tout naturellement, il dort.
Lamartine disait: "Tout le monde a besoin de réclame. Dieu lui-même se sert des cloches". Il faut croire que Châlons est plus fort que le Dieu de Lamartine, car on n'y sonne guère que des glas, ce qui, à la vérité, n'ajoute rien à son charme.
Et voyez le résultat. Il vous souvient peut-être qu'il y a un an ou deux passa dans les cinémas un film sur les carillons de France. Ce fut un excellent prétexte à réclame pour quelques villes, et Châlons, qui possède, je le répète, le plus puissant carillon de l'Europe, Châlons fut oublié.
Il ne s'en plaignit pas. Châlons est humble, Châlons se cache.
A qui vient de Paris par le train, il ne montre que les tours de la Comète, plantureuses comme un  buveur  de  bière,  le  squelettique  clocher  de  Sainte-Pudentienne  et  les  toits  rouges  qui escaladent la côte de Troyes.
A  l'automobiliste,  il ne présente que son visage le plus banal, une longue rue morne, une place aride, rien de ce qui fait son attrait.
Et ne comptons pas sur ses enfants pour dévoiler leur père. De nombreuses flèches indiquent aux touristes le moyen de sortir de Châlons au plus vite; aucune ne les invite à se promener au Jard ou bien à visiter le Musée. Telle est la modestie de nos concitoyens qu'ils n'arrivent pas à concevoir que leur ville puisse arrêter les regards du passant.
Et cependant: imaginez que la gare, au lieu de déboucher sur une place de petit chef-lieu de canton, s'ouvre sur le Jardin anglais. Le touriste traverserait des allées de verdure coupées d'eaux vives. Au sortir du wagon, il aurait l'impression d'un paradis,  et ce sont les premières impressions qui sont le plus durables.
Imaginez que nos vieilles maisons, construites en torchis, au lieu de dissimuler leurs charpentes sous le crépi le plus gris, le plus terne, le plus insignifiant qui soit, s'en parent comme Rouen ou Lisieux. Quelle transformation! Et qui serait peu coûteuse, si j'en crois notre distingué confrère, M. l'architecte Maybel. Et qui ne serait qu'un retour, très légitime, au passé, comme en témoignent les lithographies de Barbat, ou ces délicieux villages de Saint-Amand-sur-Fion et de Saint-Lumier que vous avez visités l'été dernier.
Imaginez encore que ces magnifiques jardins qu'on ne découvre que des tours de Notre-Dame ou des chêneaux de la cathédrale, tant ils sont clos jalousement de hauts murs, imaginez qu'ils daignent sourire aux passants.
Non  seulement  Châlons  retiendrait  le  touriste,  mais  on  se déplacerait  spécialement pour le visiter. Car  notre  ville  est  en  monuments,  en  promenades,  en eaux  vives. Mais  la  plus jolie femme du monde, si elle n'est un brin coquette, qui donc y prend garde ?
Vous me permettrez, Messieurs, de saluer ici l'effort tenté par la Municipalité actuelle, sous l'habile et active direction de M. Marc Millet, membre honoraire de notre Société, pour mieux mettre en valeur notre cité. J'aurai l'occasion d'y revenir au cours de ces pages, mais je voudrais noter dès maintenant que des percées comme la rue Juliette-Récamier ou la rue Emile-Leroy, non seulement font disparaître des taudis, mais qu'elles ouvrent sur le Jard d'heureux aperçus. C'est là d'excellent urbanisme et le plan d'agrandissement et d'embellissement de Châlons qui vient d'être approuvé par les services compétents nous est une garantie qu'à l'avenir Châlons se développera de façon harmonieuse.
Comme toute ville ancienne, Châlons est fait de bourgs juxtaposés.
Si,  de  la  cité  romaine,  il  ne  reste  plus  que  quelques  poteries  et  des tombeaux de cavaliers dalmates  abrités  au  musée  municipal,  la  ville  du  Moyen-Age,  celle  des évêques-comtes  de Châlons, dresse encore vers le ciel les tours de ses églises.
Sans doute beaucoup ont disparu, victimes les unes des révolutions, les autres de stupidités administratives. Que sont devenus Saint-Antoine, Sainte-Catherine, Saint-Eloy, Saint-Germain, Sainte-Marguerite, Saint-Nicaise, Saint-Nicolas-en-l'Ile, Saint-Sauveur, Saint-Sulpice, la Trinité? Mais où sont la chapelle du collège et celle de Toussaint, et tant de couvents, et tant d'oratoires qui hérissaient Châlons de flèches et lui donnaient, de loin, l'aspect d'une châtaigne?
Ah!  si  nos  prédécesseurs  n'avaient  été  pris  souvent  d'une  fringale de destruction, de quelle abondance de monuments, Châlons pourrait s'enorgueillir!
Du moins ceux qui demeurent sont-ils des plus dignes d'admiration.
On parle souvent de Notre-Dame-de-l'Epine, et certes, je comprends la surprise émerveillée du touriste  lorsqu'il  découvre,  au  milieu d'un village, ce magnifique églantier dont les roses ne se fanent pas, mais la gracieuse basilique ne saurait éclipser nos églises châlonnaises.
Notre-Dame-en-Vaux d'abord,  leur  reine,  "fort auguste et fort complète"  selon  les  mots  de Victor Hugo.  Notre-Dame-en-Vaux  née  de l'amour  du peuple et qui, de cette naissance, garde un charme ineffable.
Chaque jour, et plusieurs fois par jour, depuis douze ans, j'ai l'occasion de passer non loin de sa tour  sud ,  et  jamais  je  ne  l'ai  regardée  sans  me  sentir  l'âme  plus sereine.  C'est le premier sourire, donc le plus émouvant de la grâce champenoise. Et déjà l'on y découvre toute la mesure et toute la finesse de votre race.
Châlonnais ,  songez  qu'il  y  a  exactement  huit  cents  ans , vers  1130,  vos  aïeux  s'attelaient eux-mêmes  aux  cordages  pour  élever  ce  cantique de pierre,  et  dites-moi s'il ne vaut pas que vous  détourniez  un instant  votre  regard  des  boutiques  pour  contempler  le plus ancien titre de noblesse de votre ville.
Vous regarderez aussi  le porche Renaissance que les pigeons animent de sculptures mouvantes, puis la jolie  porte de la place  Notre-Dame et vous irez voir l'antique collégiale  mirer son front sans rides dans le canal de Mau.
A l'intérieur, vous admirerez comme le gothique primitif s'harmonise au roman. Par la pureté de sa nef, par la robuste nudité de son transept, par le mystère de son déambulatoire, par la splendeur de ses vitraux du XVIe siècle, "les plus beaux peut-être de la Champagne" au témoignage d'Emile Mâle, Notre-Dame-en-Vaux mérite de retenir non seulement l'archéologue et le poète, mais tout être sensible à la beauté des choses.
Auprès d'elle, la cathédrale Saint-Etienne fait un peu figure de personnage officiel. Et certes, Messieurs, c'est une très bonne figure, mais que vous me permettrez de trouver moins émouvante que celle d'une jeune mère.
Cet édifice d'ailleurs n'a pas eu de chances. Trois fois il fut frappé par le feu du ciel, en 1138, en 1230, en 1668; les révolutionnaires de 1793, puis les architectes de 1862 achevèrent de le dévaster.
Mutilé  de  sa  flèche  de  95  mètres,  de  ses sculptures, d'une partie de ses chapelles, il présente encore,  comme  on  dit,  de beaux restes. Victor Hugo en a dressé l'inventaire. Il  vante "la tour romane très sévère  et très pure", le précieux portail du  XIVe siècle, le vaisseau "noble et d'une belle coupe" et "quelques riches vitraux".
On doit ajouter qu'il ne pourrait plus aujourd'hui adresser à la cathédrale le reproche d'être "sale" et "hideusement délabrée". Et si la façade demeure "une mauvaise copie de la façade de Saint-Gervais", les flèches qui ressemblaient à des bonnets pointus ontdisparu. De plus la création du square Carnot permet d'admirer l'élégante ordonnance des arcs-boutants, cependant que les verrières, jadis assombries par le voisinage de bâtisses, ont retrouvé leur primitif.
Ah! les vitraux de Châlons-sur-Marne, comme je comprends que notre jeune confrère, Mademoiselle Germaine Maillet, leur ait consacré sa première étude! Au XIIIe siècle des peintres verriers ont oeuvré à la cathédrale, puis au XVIe siècle à Saint-Alpin, à Notre-Dame, de nouveau à la cathédrale, des artistes dont nous ne savons plus rien, sinon qu'ils aimaient la couleur et savaient en composer de la beauté. Durant les longs mois d'hiver, où notre ville porte le deuil du soleil enfui, les précieux verres brillent  comme un espoir, et qui ne peut s'évader avec les hirondelles trouve là une réserve d'azur. 
Les grisailles de Saint-Alpin ont naturellement moins d'éclat, mais non moins d'intérêt. Cette église est d'ailleurs un véritable musée, tant par le nombre que par la qualité des tableaux qu'elle renferme, et je n'oublierai ni la statue du Dieu de pitié ni les magnifiques pierres tombales.
Saint-Jean est surtout vénérable par son antiquité. Sa nef romane, en effet, au milieu du XIe siècle. On assiste là aux premiers balbutiements de notre architecture et l'on peut en suivre les progrès, pour ainsi dire pas à pas, puisque tous les siècles jusqu'au XVIIe ont, à Saint-Jean, laissé trace de leur goût.                                                                                                                         
Nos aïeux construisaient plus qu'ils ne conservaient. Ils n'avaient pas pour les monuments ce respect de collectionneurs qui est le nôtre et qui n'a qu'un inconvénient, c'est de tuer ce qu'il protège. Nous ne démolissons plus, mais nous stérilisons. Nos grandes églises, elles ont été longtemps comme de beaux arbres, qui, chaque saison, je veux dire chaque siècle, poussaient quelques branches nouvelles. Aujourd'hui qui oserait ajouter à Saint-Jean une chapelle en ciment armé? Cette idée seule nous fait frémir. Sans doute notre goût s'est-il affiné: c'est généralement le privilège des vieillards.                                                                                              
L'église Saint-Loup est un peu éclipsée par ses voisines, et cependant elle mérite qu'un excellent archéologue, M. Demaison, la cite comme "l'une des meilleures productions de l'architecture du XVe siècle dans le département de la Marne".                                                                                   
Les restaurations qu'elle a subies au XIXe siècle n'ont pas toutes été heureuses, elles n'ont pas détruit du moins l'harmonie de ses proportions. Avec ses nombreuses verrières, hélas! de la mauvaise époque, elle donne l'impression d'une châsse ajourée. Et elle renferme, en effet, de belles reliques, au premier rang desquelles se place sa merveilleuse statue de Saint-Christophe que notre confrère, M. le chanoine Gauroy, a fort justement mise en valeur.                                
Toutes ces indications, vous les trouverez dans les guides, mais la beauté de nos églises ne vient pas seulement de l'ordonnance des pierres, si pure soit-elle, ni de leur richesse en oeuvres d'art; elle tient aussi à leur atmosphère, et pourquoi ne dirai-je pas à leur âme ?                                   
Elles ont chacune la leur, bien personnelle: encore vagissante à Sainte-Pudentienne, cérémonieuse à la cathédrale, grave et pure à Notre-Dame, populaire à Saint-Loup, archaïque à Saint-Jean, riche et complexe à Saint-Alpin.                                                                                      
Dans notre vie de plus en plus bruyante, de plus en plus agitée et fièvreuse, les églises sont des réserves de silence, des asiles de recueillement.                                                                                 
Elles sont plus encore, nos ancêtres ont élevé, comme des bras suppliants, leurs colonnades vers le ciel, et, depuis des siècles, les foules ont passé, les croyances se sont modifiées, et l'oraison des nefs monte toujours vers l'ineffable.                                                                                                   
Qui n'en serait ému? Tant de coeurs ont ici confessé leurs peines et leurs désirs, tant de misères humaines ont appelé au secours, tant de prières se sont envolées qu'elles planent encore, comme d'invisibles colombes, et qu'on entend battre leurs ailes dans la pénombre des voûtes.               
La ville des évèques-comtes de Châlons, elle survit encore dans quelques rues, dont la plus authentique est celle de la Petite-Poissonnerie. Protégée des voitures par son escalier et son etroitesse, elle a conservé son caniveau médian sur lequel veillent des façades à encorbellement.
Châlons compte beaucoup d'autres rues, moins pittoresques, mais tout aussi désuètes, bordées de hauts murs par-dessus lesquels se penchent des feuillages, curieux de voir passer le temps.  
C'est là qu'il fait bon, par un bel après-midi, méditer sur l'individualisme des pavés châlonnais. On a dit souvent que la démocratie était une grande niveleuse. Quelle calomnie Messieurs! Il n'est pour s'en rendre compte que de contempler nos pavés.                                                          
La rue Grande-Etape mérite une mention spéciale. L'historiagraphe des différents quartiers de notre ville, notre ancien président, le Dr Chevron, vous rappelait naguère que je l'ai qualifiée de rue pour ivrognes parce qu'elle force tous les passants à zigzaguer par le caprice de ses trottoirs. Je lui dois amende honorable.                                                                                           
En vérité, c'est l'une des plus belles rues de Châlons.
Je sais bien qu'elle a de graves défaut, dont le moindre n'est pas de répandre, l'été, une mauvaise haleine. Je sais aussi qu'elle débute mal, par des taudis, qui ne sont pas d'ailleurs sans caractère. Lorsqu'on les voit par un matin de novembre, quand le ciel las se traîne sur les toits, ils prennent, avec leurs couloirs sombres et profonds comme des puits, un aspect de misère étrange, hallucinant.                                                                                                                             
Mais on échappe bien vite à ce cauchemar. De la rue d'Espence  à la rue de Flocmagny sont groupés de très beaux hôtels des XVIe et XVIIe siècles.                                                                   
Qu'ils s'ornent d'un appareil alterné de briques et de craie, ou que le temps ait doré leurs vieilles pierres, ils évoquent tantôt des seigneurs qui bataillèrent sous les murs de Châlons, tantôt les trésoriers de France et la noblesse de robe .                                                                     
La tradition - qui ne ment pas toujours - veut que Claude d'Espence ait habité la maison située à l'angle de la rue qui porte aujourd'hui son nom. Est-ce le recteur de l'Université de Paris qui fit graver sur la charmante porte voisine cette devise:Humilis fortuna tutior est quani excelsa"?
Il semble, en tout cas, que notre ville l'ait adoptée: "Une situation modeste est plus sûre qu'une haute fortune".                                                                                                                                     
Passé la rue de Flocmagny, la rue Grande-Etape n'atteint à la beauté qu'à l'éclairage tremblant des réverbères. Elle s'emplit alors du mystère des ports et ses maisons qui flottent dans l'ombre se dressent çà et là comme des flancs de navires en partance.                                                         
Peut-être vous semblerais-je émettre un paradoxe si je prétendais que le Châlons nocturne l'emporte sur celui du grand jour. Et cependant, quelle magicienne que la nuit !                        
Lorsque sa marée submerge la ville, comme elle a vite renfloué les rêves que le jour avait échoués! comme elle transforme le paysage!                                                                                     
Vous connaissez tous l'esplanade Valmy, son gazon pelé, ses rangées d'arbres brèche-dent, son triste cadre d'usine, de caserne et de prison. Eh bien! je me souviens qu'une nuit, le clair de lune aidant, le secrétaire du Ciné-club n'eut aucune peine à ma convaincre qu'elle présentait tous les caractères d'une magnifique estampe japonaise.                                                                 
Je devrais aussi célébrer la beauté de votre ciel. Lors de mon arrivée, venant de Paris où l'on vit au fond des rues comme dans des failles, ce qui me frappa d'abord d'admiration, ce fut son immensité.
Certes, il y a quelquefois, l'été, des ciels lourds d'orage sous les quels la ville étouffe comme sous un matelas. Souvent aussi des ciels gris, l'hiver, qui se traînent des journées entières sur les toits, des ciels bas, des ciels fermés, plafonds sales que ne peut traverser aucune prière.            
Mais, par contre, au printemps, ne croirait-on pas que le ciel fleurit? Et l'été, lorsque voguent lentement, toutes voiles tendues, les cumulus aux larges flancs? Et l'automne, quand l'air s'empreint de cette finesse spirituelle qui fait sourire les anges au portail de Reims? Et le ciel des nuits de gel, où des myriades d'étoiles scintillent comme des cristaux de givre ?                   
Revenons sur la terre et promenons-nous maintenant dans la ville des Intendants. Grâce à l'un d'eux, qui fut un grand administrateur, Rouillé d'Orfeuil, Châlons possède un très bel ensemble du XVIIIe siècle.                                                                                                                                  
Partez de la porte Sainte-Croix, descendez les allées Voltaire et les allées de Forêt, arrêtez-vous au Jard, regardez la noble perspective du cours d'Ormesson et dites-moi si vous ne sentez pas votre coeur plus haut.                                                                                                                          
On a si souvent comparé les avenues aux cathédrales qu'on hésite à employer de nouveau cette comparaison, mais elle s'impose. Prenez un plan de notre ville, et voyez la nef magnifique que forme l'avenue de Metz, les allées Paul Doumer et Voltaire, et dont les allées de Forêt constituent le transept.                                                                                                                         
Hélas! çà et là, on a mutilé la double colonnade des ormes qui élevaient jusqu'au ciel leurs nervures, mais l'ensemble n'en demeure pas moins marqué du style de cette grande époque classique qui prétendait commander aux plantes comme aux hommes.                                         
Les arbres font leur cour, alignés strictement sur le passage du souverain ou de son représentant. Pas de libre fantaisie sans doute, mais une indéniable grandeur, le règne de l'ordre français. Rouillé d'Orfeuil voulut soumettre à cet ordre la Marne elle-même. Il fit construire un pont, celui qui nous porte encore sur son robuste dos, et quand le pont fut construit, il fit passer dessous la rivière.                                                                                             
Il semble qu'elle ait obéi à regret, et c'est sans doute pourquoi, l'été, les abords du pont de Marne ressemblent trop à un large égout.                                                                                         
L'hiver, par contre, après les grandes pluies, lorsqu'une eau fuieuse bat les culées, comment ne pas admirer, au crépuscule, l'harmonie du flot terreux, des arbres nus et des fumées qui montent du dépôt voisin? Il y a là des tons qui eussent ravi Monet et qui feront naître sans doute quelque jour un chef-d'oeuvre.                                                                                                 
Rouillé d'Orfeuil fit de même construire le pont de Vaux et aligna les rives du Mau, rivière docile qui coule sans bruit, fidèle image de la vie châlonnaise.                                                        
Il n'hésita pas à démolir l'église Saint-Germain et le charmant hôtel de ville Renaissance pour construire l'hôtel de ville actuel, qui est d'ailleurs de bons style Louis XVI et dont vous avez pu admirer les fastueux salons, parés des grisailles de Lallement, depuis qu'une municipalité vigilante les a fait restaurer.                                                                                                                
Châlons doit encore à Rouillé d'Orfeuil la place conçue pour servir de cadre à l'Hôtel de Ville, et la porte Sainte-Croix; mais son joyau, ce fut l'Hôtel de l'Intendance, devenu l'Hôtel de la Préfecture. Je ne parlerai pas de ses nobles salons. Notre secrétaire, M. Berland, dans le magnifique ouvrage qu'il a consacré à l'Hôtel de l'Intendance, les a décrits si heureusement qu'il est impossible de prendre la parole après lui si ce n'est pour louer son oeuvre, fort bien illustrée par nos confrères, M. Durand et le regretté M. Gélin.                                                       
Avec sa balustrade qui dissimule le toit, avec ses guirlandes tendues au-dessus de hautes fenêtres à petits carreaux, la façade sur la rue Carnot a cette grâce un peu grave, légèrement hautaine, très aristocratique en un mot, qui caractérise le style Louis XVI .                                 
Je lui préfère toutefois la façade sur les jardins, moins resserrée, plus épanouie. Quel enchantement, à l'automne, quand les dernières roses s'effeuillent, lorsque les marronniers s'enflamment et qu'au ciel quelques nuages blancs se chauffent au soleil, le dos rond comme des chats endormis, quel enchantement de la contempler, tandis qu, pâle et silencieux, le Mau coule au fond du saut-de-loup !                                                                                                                     
Rouillé d'Orfeuil eut le tort de vivre en un temps où l'on n'élevait guère de statues, mais il trouva, pour perpétuer son souvenir, un moyen plus sûr que le bronze et le marbre, ce fut d'embellir Châlons, et je suis persuadé que son successeur, notre président d'honneur, M. le préfet Magny, qui lui aussi a déjà tant fait pour Châlons et qui a consacré à l'urbanisme un livre qui fait autorité ne manque pas de rendre grâces au grand Intendant.                                 
Le Châlons moderne s'édifie chaque jour sous nos yeux, et c'est peut-être pourquoi nous sommes souvent moins frappés de sa beauté. Il faut laisser faire le temps, la grand artiste. Les arbres que nous plantons, ce sont nos arrière-neveux qui les admireront.                                     
Si le XIXe siècle, en ce qui concerne l'architecture, fut une époque de décadence, nous devons par contre inscrire à son acti des aménagements de rues et la création de jardins.                       
On lui doit le Jardin anglais créé en 1818, le petit Jard inauguré en 1861; le square Carnot qui date de 1891.                                                                                                                                          
Tous ont leur charme. Le square Carnot étend aux pieds de la cathédrale un tapis brodé de fleurs. Son monument aux morts rappelle, avec une émouvante fidèlité, le souvenir des années terribles.   
Je ne vous révèlera pas la joliesse du Petit Jard. Il est coquet, fleuri, ratissé, pomponné. De beaux arbres aux essences variées, le cours du Nau que hantent les cygnes, l'antique et riante silhouette du pont des Archers, le sauvent de la banalité commune aux jardins publics. C'est à juste titre le lieu d'élection des joueurs de manille et des dames qui tricotent.                               
Pourtant, si vous aimez, comme le poète, les jardins qui sentent le sauvage, vous me pardonnerez de lui préférer le Jardin anglais. A vrai dire, bien plutôt qu'à un jardin, c'est à un parc qu'il fait songer, au parc d'un châtelain dans la gêne.                                                               
Cet air de demi-abandon lui sied d'ailleurs à merveille. Il ajoute au charme romantique de ses grands arbres, les plus beaux de Châlons, des arbres magnifiques qui portent les amoureux à rêver.
Qui dira les bienfaits des arbres? Ils ne nous aident pas seulement à vivre en renouvelant notre provision d'oxygène, mais des muses habitent leurs feuillages. Vous savez que nos lointains ancêtres écoutaient parler leurs dieux dans les forêts. Et plus près de nous, Saint-Louis, recherchant la justice, s'asseyait sous un chêne. De même c'est à l'ombre d'un hêtre que Pope demandait l'inspiration.                                                                                                                        
Si humbles que nous soyons, imitons-les. Des branches majestueuses, il ne descendra vers nous que de nobles et pures paroles. Tout l'effort des arbres, toute leur vie, est une élévation. Heureux qui peut comme eux toujours monter vers la lumière!                                                        
J'aime trop les arbres pour ne pas remercier ici notre municipalité de veiller sur eux. Ils furent très éprouvés au cours de la guerre. Beaucoup sont morts, beaucoup furent blessés qui ont encore besoin de soins. Je félicite le conseil municipal qui décida de combler les vides et qui sut défendre les marronniers du Jard. Il a inauguré une politique de l'arbre qui mérite d'être développée.
Partout les arbres concourent à la beauté d'une ville, et ils sont plus nécessaires aux villes de plaines qu'à toutes les autres. Châlons a une couronne de verdure. Loin de permettre qu'on la lui arrache, ce sont de nouveaux fleurons qu'il faut y ajouter.                                                    
A nos promenades s'associent naturellement nos cours d'eaux. Ils sont comme le ruban qui lie le bouquet.
Lequel d'entre vous n'a rêvé devant cette longue fuite du canal latéral à la Marne? Cette ville trop sage et sans passion, qui dort repliée sur elle-même comme un chat en rouelle, le canal la frappe au coeur d'un coup de lance et de cette plaie s'égoutte un désir d'infini.                         
Le temps passé à regarder, sur les eaux calmes lentement glisser les chalands, ou bien accoudé au parapet du pont des Mariniers, ne croyez pas que ce soit du temps perdu.                             
Non seulement cette fuite de l'eau nous rappelle que tout s'écoule, comme disait le philosophe grec et que nous-mêmes, nous sommes des fleuves  dont rien hélas! ne peut arrêter le cours, mais à une tête bien faite, elle enseigne encore que le monde est vaste et plein de merveilles, et qu'au lieu de s'enfermer en de vaines préoccupations que le temps emportera comme des brins d'herbe détachés de la rive, les hommes devraient s'ouvrir tout grands à cette beauté du monde.
En somme, la leçon des rivières est la même que celle des arbres. "Toujours plus haut!" disent ceux-ci, "toujours plus grand" répondent celles-là.                                                                        
Pour aider les hommes à croître intellectuellement, le XIXe siècle créa les musées et les bibliothèques. Vous savez combien les vôtres sont riches, mais peut-être le savez-vous surtout par ouï-dire. Aussi me permettrez-vous de vous engager à les visiter de nouveau.                       
La Bibliothèque tient à votre disposition ses 120.000 volumes, dont quelques-uns, livres à miniatures, éditions rares, sont de purs chefs-d'oeuvre.                                                                   
Quant au musée, vous savez qu'il renferme des collections variées: archéologie,sculpture, histoire naturelle, folklore, art décoratif. Son salon de peinture groupe des oeuvres de primitifs flamands et allemands, de Giotto, de l'école de Fontainebleau, de Poussin, de Desportes, de Nonnotte, de Perronneau, de Daubigny, de Thomas Couture, de Régamey, etc... Et, de nos jours, n'est-ce pas une preuve de l'estime que lui portent les artistes que des peintres aussi différents qu'Antral, Bocquet, Dreyfus, Krier, Le Sidaner, Gustave Pierre, Renefer, Jacques Simon ou notre confrère Amaury Thiérot, tiennent à honneur d'y figurer?                                  
A son tour le XXe siècle a commencé de marquer Châlons de son empreinte. Sur les anciens fossés, des squares ont été créés pour la grande joie des enfants et la tranquillité des parents. Devant les Archives départementales, un jardi vient de fleurir où M. le Préfet de Jessaint, tant de fois déplacé après sa mort, jouira d'un repos éternel sous l'oeil bienveillant de notre secrétaire perpétuel. Les abords de la porte Sainte-Croix ont été aménagés. D'autres squares, je crois, sont à l'étude: souhaitons qu'ils se réalisent, et que Châlons devienne une cité-jardin.
J'ai déjà signalé la percée des rues Emile-Leroy et Juliette-Récamier. A la périphérie, c'est tout un réseau de voies nouvelles, dont quelques-unes sont fort coquettes.                                          
L'architecture s'est rénovée, grâce à l'emploi du béton armé. Le moulin des allées de Forêt, le nouveau bâtiment des Archives, la salle de la Renaissance, l'intérieur de Sainte-Pudentienne, sont de bons exemples du nouveau style. Mais le plus frappant sans contredit, le meilleur à mon avis, est le groupe scolaire Victor Duruy.                                                                                          
Je n'ai pas qualité pour juger des dispositions intérieures, mais je tiens à féliciter l'architecte d'avoir rompu avec cette tradition qui voulait que les écoles ressemblassent à des casernes, quand ce n'était pas à des prisons.                                                                                                      
Celle-ci, par l'ampleur de ses verrières, me ferait plutôt songer à une cathédrale et c'est bien, en effet, ici encore le domaine du spirituel. Quand il semble que, de toutes parts, on entend craquer notre vieille civilisation, n'est-il pas consolant de penser que, dans notre ville, le dernier monument en date, comme le premier, soit élevé à la gloire de l'esprit?                                        
Messieurs, je termine cette promenade qui vous a peut-être paru trop longue, mais que vous trouverez délicieuse quand vous la ferez sans guide. Châlons-sur-Marne est beau. Il dépend de nous qu'il le soit plus encore.                                                                                                               
Et je sais bien que la Municipalité actuelle n'a pas de voeu plus cher, mais ilne faut pas s'en remettre uniquement aux pouvoirs publics. Il faut que chacun dans notre sphère, nous nous efforcions d'embellir notre cité, et pour cela, il faut que nous l'aimions ardemment, car celle qu'on aime, ville ou femme, est toujours belle.                                                                                   
Très long discours d'Henri Vendel, qui nous dit ne pas être un historien.... Pourtant , il nous fait là un récit très complet sur sa ville d'adoption: Châlons-sur-Marne devenue depuis Châlons-en-Champagne

                                 


La bibliothèque départementale de Prêt.

N°219 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à218)

La Bibliothèque Départementale de Prêt de la Marne est un service du Conseil Général de la Marne. Son  rôle est d'aider au développement de la lecture publique dans les communes de moins de 10 000 habitants.
Un peu d'histoire:
En 1938, Henri Vendel, bibliothécaire de Châlons-sur-Marne, crée la première bibliothèque circulante  de  France.  Le bibliobus,  en  fait une camionnette,  se met à  sillonner  les  routes marnaises. En 1945, l'Etat décide de créer sur ce principe les bibliothèques centrales de prêt. Avec la décentralisation, en 1986, ces dernières deviennent départementales.
Une mission première: le prêt de livres:
- Le prêt direct: le bibliobus dessert directement les particuliers dans les communes dépourvues de dépôt. Il  stationne  dans  la  commune  toute  la  journée  afin  de  permettre  aux  lecteurs d'emprunter les documents. La BDP dessert de cette façon 17 communes à raison d'un passage toutes les 7 semaines.
- Le prêt aux  dépôts:  le  réseau  de  la BDP  compte 128  dépôts  tout-public  (bibliothèques et médiathèques municipales ou intercommunales, bibliothèques-relais, dépôt en mairie ...) , 187 dépôts spécifiques, essentiellement scolaires.
Le Conseil général met en oeuvre depuis 1996 un plan de développement de la lecture publique. Il  facilite  la  création  de  bibliothèques-relais  communales  ou  intercommunales  dans  les communes-centres,  les dépôts  des  petites  communes  voisines venant s'y  approvisionner.  15 bibliothèques-relais existent dans la Marne.
- l'aide à la création et au fonctionnement des bibliothèques du réseau
- l'aide à l'informatisation
- l'animation
- la formation
La BDP de la Marne collabore avec près de 230 communes et une cinquantaine de communes desservies par les bibliothèques-relais.
Elle assure soit dans des dépôts (écoles, mairies, bibliothèques municipales, ...), soit directement aux  particuliers,  le  prêt  de  livres,  de  disques et de DVD. Le fonds s'élève à  quelque 248 900 documents (233 000 livres et revues, 15 500 disques, 400 DVD).
Dans la Marne, le livre se lit ... et se vit ! En témoignent les nombreuses animations organisées dans les bibliothèques du département, qui proposent une approche très ludique de la lecture.
Voilà un texte, datant de plusieurs années maintenant, du Conseil Général de la Marne...Le site de ce dernier est toujours aussi prolixe sur ce sujet de la Bibliothèque Départementale de Prêt...
La plupart des départements français suivent cet exemple...


 

vendredi 30 novembre 2012

Adieu de Charles Thibault à Henri Vendel : 4 mars 1949

N°218 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à217)

Vous nous avez quittés si brusquement, Henri Vendel, que notre douleur ne se résigne pas encore à croire à l'irréparable. Le plus longtemps que nous pourrons, nous voudrons garder l'illusion de votre présence au milieu de nous, avec votre visage toujours jeune, à peine marqué de ces quelques rides que Pierre Béarn, d'un mot très juste, définissait "les rides de la bonté". Car vous étiez bon, vous étiez doux, sensible; vous étiez la simplicité, la mesure, le tact personnifiés; la délicatesse de votre pensée s'exprimait, en votre bouche, sous une forme non moins délicate, avec cette pointe d'accent qui, s'ajoutant à votre tranquille sourire, complétait en vous ce caractère de bonhomie, dont chacun se plaisait à éprouver la rayonnante bienfaisance. 
La violence, sous toutes ses formes, vous faisait horreur. Mais le destin avait choisi de vous mettre en contact avec la Champagne, vous Normand d'origine, au temps où la pire des violences s'exerçait au détriment de notre province. C'était en 1915, en pleine bataille de Champagne, à laquelle vous participiez en fantassin. C'était l'époque où la guerre, sans souci de vos goûts et de votre caractère, vous contraignait  à vous battre au Fortin de Beauséjour, à Ville-sur-Tourbe, Tahure, au Mesnil-les-Hurlus, à Souain, Reims, aux Cavaliers de Courcy, avant de vous entraîner plus à l'ouest vers Pinon et le Chemin des Dames. Vous deviez écrire un peu plus tard, dans "Le Pampre", vous adressant à la "Terre Champenois":
"Je t'ai connue quand tu souffrais, aux temps de douleur et de mort. Nuit et jour, la guerre te frappait. Tu tremblais au choc des obus; bêtes féroces, ils t'éventraient de leurs coups de boutoirs, dispersaient ta chair en lambeaux, te pulvérisaient; ils écuissaient les arbres nés de toi, et les humbles maisons de craie, comme les cathédrales, s'écroulaient. Tu n'étais déjà plus que plaies béantes quand tu me reçus. Pauvre gibier que traquent les balles, je me tapis dans tes terriers, je t'habitai comme une taupe. Nuit et jour, je vécus dans ton intimité. Mes pieds ont connu, l'hiver, le lourd mortier de tes chemins; mes cheveux se sont poudrés, l'été, de ta poussière; j'ai dormi sur toi, nu comme une amante. Tu m'avais habillé à ta ressemblance, tout de blanc. Je t'ai souvent maudite, terre croulière qui t'éboulais pendant mon sommeil, trop peu ferme sous l'artillerie. Pourtant, ce n'est pas en vain qu'on souffre ensemble. Je me liai d'amitié avec toi. Plus que la terre où l'on est bien, la patrie n'est-ce pas celle où l'on a le plus peiné?"
Votre amitié pour la Champagne, née de la guerre, ne pouvait que s'affermir et s'épanouir dans la paix pour un temps retrouvée. Nommé Conservateur de la bibliothèque et des musées de Châlons-sur-Marne, vous suiviez, tout ému, la résurrection de la "Terre Champenoise" .
"Tu souffris, mais lentement ta plaie se ferme. Aux toits rapiécés, les tuiles neuves ont des roseurs de cicatrices. Les chantiers recouvrent les ruines, les maçons dressent leurs étemperches près des clochers écroulés, le blé pousse aux champs de bataille." 
Se peut-il, Henri Vendel,que vos yeux se soient à jamais fermés, se peut-il que vous n'assistiez plus à ce spectacle : 
"Champagne, comme la lumière est douce, à l'automne, sur tes villages roses, au flanc  des coteaux que le pampre dore ! Et que tes filles sont jolies qui versent le vin blond empanaché de mousse ! Elles dansent, le soir, au son des violons, tandis que, dans la clairière, un lapin bleui par la lune songe, mélancolique, à Messire Jean de la Fontaine, chantre attitré de ses ancêtres."
Vous aviez composé ce tableautin vers 1923. Depuis, vous ne vous étiez jamais lassé de contempler de telles visions. A l'automne dernier, alors que nous flânions ensemble, par une lumière idéale, à travers le vignoble champenois aux pampres dorés, vous exprimiez le même contentement. Du haut des coteaux d'Avize à Cramant, vos regards embrassaient longuement la plaine de Champagne et vous cherchiez au loin, vers l'horizon, la silhouette de la cathédrale de Châlons; au Mesnil-sur-Oger, vous admiriez en esthète la grâce des blondes vendangeuses qui versaient en nos flûtes le vin blond empanaché de mousse. Hélas, ce soir, ces filles jolies ont trop de peine pour danser au son des violons. Et si, dans la clairière, le lapin bleui par la lune songe, mélancolique, à Messire Jean de la Fontaine, il songe encore plus mélancoliquement à vous, qui venez de nous abandonner pour aller rejoindre le fabuliste au Paradis des Poètes.
Vous étiez fait, Henri Vendel, pour comprendre et aimer la Champagne, comme la Champagne était faite pour vous comprendre et vous aimer. En vous, elle pleure aujourd'hui un fils, un des meilleurs de ses fils. Elle s'était penchée sur votre oeuvre d'écrivain, heureuse comme une mère de votre participation aux études de ses sociétés savantes, de votre collaboration à ses revues littéraires: "Le Pampre", la "Champagne Illustrée", les "Cahiers Champenois", "La Grive"... Elle avait lu avec attendrissement les plaquettes où vous lui témoigniez votre profonde affection: "Beauté de Châlons", "Artistes châlonnais de jadis et de naguère", "Fées de Champagne", "Don de la Champagne au monde". Elle était fière de vous, de l'auteur de "Sous le Pressoir", "La Consolatrice", "Lorsque l'enfant portait le monde", du poète de "Visage".
Ah, le délicieux poète que vous étiez. Vous composiez sur le mode champenois qui est exempt de vaine emphase, tout en nuances, en harmonies discrètes; vous possédiez un sens parfait de la mesure; vous communiquiez vos pensées, votre émotion, avec une grâce pudique sous laquelle perçaient pourtant votre évidente sincérité, et la foi chaleureuse de votre coeur pur.
Que ce coeur avait été déchiré par les revers et les malheurs de la France! Ces revers et ces malheurs vous avaient inspiré de touchants poèmes réunis sous le titre de "La Couronne d'Epines";  l'un d'eux était dédié à la "France invincible" et vous n'aviez pas craint de l'afficher, aux jours les plus sombres, en plein Paris, de le jeter ainsi à la face de l'occupant pour marquer votre espérance et votre défi.
Mais l'Allemand ne vous pardonna pas ce défi, ni quelques autres manifestations de votre hostilité. Le 10 mars 1944, vous fûtes arrêté et conduit à la prison de Reims; libéré le 27 mai, vous n'en demeuriez pas moins suspect à la Gestapo qui, le 12 juin, se présentait à nouveau chez vous dans le ferme dessein de vous déporter en Allemagne... mais ne vous trouva pas. Nous conserverons pieusement les "Chants du couvre-feu", composés à cette époque, les uns à la prison de Reims, les autres dans votre fuite errante, alors que vous vous dissimuliez aux recherches de l'ennemi. 
Avec quelle joie vous aviez salué la libération! Mais la Champagne avait, peu après, la tristesse de vous voir quitter Châlons pour assumer les fonctions d'inspecteur général des bibliothèques de France. Elle vous le pardonnait pourtant, flattée par cette éclatante reconnaissance de vos mérites, et confiante en la persistance de votre affection à son égard. Vous reveniez souvent lui rendre visite, vous ne cessiez de contribuer à sa glorification. Mais surtout, vous aviez eu cette magnifique initiative de rassembler les forces intellectuelles de la province, de créer l'Association des "Ecrivains de Champagne" et d'y recueillir fraternellement, à côté des écrivains, les artistes et les hommes de science. Il ne vous suffisait pas d'être le père spirituel de notre groupement; vous en étiez demeuré, depuis sa fondation, l'animateur infatigable et d'un absolu désintéressement; vous en aviez fait, mieux qu'un cénacle fermé, une institution chaque jour plus florissante. Dans leur immense douleur, les "Ecrivains de Champagne" font le serment de rester unis, de continuer la tradition que vous avez instaurée, d'oeuvrer en commun au rayonnement e notre province, suivant un de vos voeux les plus chers.
Au terme de notre adieu, Henri Vendel, laissez vos amis réciter à haute voix, de leurs lèvres tremblantes, un des poèmes les plus caractéristiques de votre inspiration et de votre talent, l'humble, la très humble, mais si belle "Parabole des Simples", qui prend aujourd'hui la profondeur et la résonance d'une prière:
Jésus, doux compagnon, quand les blés seront mûrs,
nous irons par les champs où les mots sont plus purs
Tu prendras dans ta main quelques épis dorés
qui sentent bon le pain et moi j'écouterai
voler sur la moisson tes tendres paraboles.

Le ciel sera peuplé de nos songes heureux.
Aux herbes l'air léger portera tes paroles.
Tu diras de ta voix divine: "Bienheureux
les petits, la linaire, les pensées sauvages,
ceux que nul ne regarde et ne cherche en ce lieu, 
bienheureux les coeurs purs et les humbles visages,
le poète inconnu dont nul nelit les pages,
tous ceux qui n'ont fleuri que pour l'amour de Dieu."
Henri Vendel, trop modeste Henri Vendel, soyez bienheureux, vous qui n'avez fleuri que pour l'amour de Dieu, du beau, du bien, du juste, soyez à jamais bienheureux, dans la paix éternelle du Seigneur.
Pour la première nuit
qu'il repose, gisant dans sa dernière couche,
 la neige tombe,
la neige tombe,
et, sur la tombe,
la terre à peine refermée
est toute blanche;
elle a la pâleur de la craie
de ces tranchées de la Champagne
où naguère il s'était battu. 
Comme autrefois ses camarades
qui moururent dans les combats
de Souain, Tahure ou des Hurlus,
couché dessous la terre blanche,
n'a-t-il pas cette illusion
d'être bercé par la Champagne
cependant qu'il s'endort du sommeil éternel?



mardi 27 novembre 2012

Henri Vendel :           DISCOURS.....

N°217 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à216)


Textes contenus dans les "Mémoires de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts du Département de la Marne" et écrits par Henri Vendel au nom de la dite société.
1° DISCOURS prononcé le 3 novembre 1932, à Tonnerre, par H.Vendel, vice-président, aux obsèques de M. Ducoudré, président.

Mesdames, Messieurs,
J'ai le douloureux devoir de saluer, au nom de la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne, la dépouille mortelle de celui qui était, hier encore, son président.
Des voix plus autorisées que la mienne vous ont dit les éminentes qualités dont fit preuve M. Ducoudré à la tête du tribunal de Châlons-sur-Marne. Ce sont ces qualités mêmes qui le recommandèrent au choix de notre Société lorsqu'elle l'élut membre titulaire en 1910.
Très assidu à nos séances, si les occupations parfois écrasantes, de sa charge ne lui permirent pas de collaborer autant qu'il l'eût voulu à nos travaux, du moins ses conseils nous furent-ils toujours du plus grand prix.
Sa compétence en matière juridique, la haute idée qu'il se faisait de la justice, son autorité, étaient appréciées de tous nos collègues et c'est à l'unanimité qu'il fut élu président de notre société en 1930.
Nous attendions beaucoup de sa direction. N'était-il pas le Président par excellence?
Hélas! un mal qui ne pardonne pas le frappait au moment même où il allait pouvoir consacrer les loisirs de la retraite à notre compagnie. Du moins ne cessa-t-il, même dans la maladie qui le tenait éloigné de nous, de lui témoigner son intérêt, et l'un de ses derniers gestes nous le prouvait récemment encore de la façon la plus délicate et la plus généreuse.
Aussi est-ce avec une émotion douloureuse que je dis adieu à celui dont la Société Académique de la Marne gardera pieusement le souvenir. Puisse la sympathie dont tous ses confrères l'entouraient apporter quelque réconfort à Mme Ducoudré et à sa famille dont nous saluons bien bas la douleur.

2° DISCOURS prononcé le 8 mars 1933 par H. Vendel, Président aux obsèques de M. H. Gérard, ancien président.

Mesdames, Messieurs,
Au nom de la Société Académique de la Marne, au nom de la Société de lecture et d'enseignement, au nom du Comité de la Bibliothèque municipale, j'ai le douloureux honneur de saluer, au seuil de sa maison mortuaire, celui qui fut leur Président.
Des voix plus autorisées que la mienne ont dit la place que M. Henry Gérard tenait dans la cité, place considérable et dont votre nombreuse assistance permet de mesurer toute l'étendue.
Je me bornerai, quant à moi, à évoquer le lettré, l'ami des livres, que fut toute sa vie notre regretté concitoyen.
M. Henry Gérard s'était voué à l'enseignement, mais il entendait ce mot dans le sens le plus large. Il se rappelait notamment la phrase de son illustre compatriote Jules Ferry: "On peut tout faire pour l'école, pour le lycée, pour l'Université. Si, après, il n'y a pas de Bibliothèque, on n'aura rien fait".
Aussi le même dévouement qu'il apportait au Collège le témoignait-il à la Bibliothèque municipale et à la Société de lecture. Comme adjoint au Maire chargé de l'instruction publique d'abord, puis comme président du Comité d'achat et d'inspection de la Bibliothèque municipale, il eut souvent à me guider de ses conseils, et je trouvai toujours en lui une autorité souriante, une science qui se parait de bonhomie.
Ses avis étaient très écoutés des membres du Comité, et de nombreux ouvrages sont entrés à la Société de lecture comme à la Bibliothèque, sur son unique recommandation.
Combien de nos concitoyens lui ont dû ainsi de goûter les joies d'un roman spirituel ou d'une élégante critique !
M. Gérard n'était pas bibliophile au sens ordinaire du mot: il aimait les livres pour leur contenu, et les livres lui ont tenu compagnie jusqu'à sa dernière heure puisque, la nuit même de sa mort, il trompait encore ses insomnies par la lecture.
On ne s'étonnera pas que la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne l'ait nommé d'emblée membre titulaire le 15 mars 1903, et qu'elle lui ait aussitôt confié le rapport sur le concours de poésie. Il devait le conserver six ans durant.
Cette fidélité nous renseigne sur ses goûts: il aimait parler des poètes, et, comme tout auteur, sans le savoir, c'était lui-même qu'il confessait.
J'ai relu, ces derniers jours, tous ses rapports avec le sentiment de piété que vous devinez, et il me semblait que c'était une dernière visite que je lui faisais et qu'il m'entretenait avec sa finesse malicieuse. On retrouve là tout le charme de sa conversation, abondamment nourrie des classiques. 
Dire qu'il avait un esprit cultivé, c'est trop peu. Il était de ces "honnêtes gens", pour reprendre un mot du XVIIIe siècle, qui mettent à profit les loisirs de la province pour butiner dans les livres et faire leur miel des meilleures pensées qu'ils rencontrent.
Son érudition n'avait rien de morose, rien de pédantesque. Sa prodigieuse mémoire retenait de préférence les phrases ingénieuses, délicates, celles qui s'apparentaient à sa propre nature. Il préférait la grâce à la force. C'était un gourmet de l'esprit.
Outre ses rapports sur les concours de poésie, M. Henry Gérard donna à la Société Académique plusieurs études: Sur un définition du romantisme, en 1906; Simples causeries sur la nature, en 1907; La Querelle de Crébillon et de la Société littéraire de Châlons vers 1721, en1911; et tout dernièrement Le Régiment de la Calotte, étude dont il a revu les pages, la veille même de sa mort, pour les remettre à notre secrétaire aux fins d'impression.
Dans tous ces travaux on retrouve les mêmes qualités, le même souci du bien dire (l'incorrection d'une phrase le choquait autant que celle d'un geste), le même goût affiné, la même tendance à moraliser qui se voilait d'ironie.
Nommé Président de la Société Académique en 1914, il devait le rester jusqu'en 1921, et ceux qui ont eu le plaisir d'entendre ses discours sur Les devoirs présents et la vieillesse des choses et des personnes  ne les ont certainement pas oubliés.
Devant la tombe de M. Beuve, le 17 août 1920, M. Henry Gérard proclamait: " Nous ne mourons jamais tout entier. Nous laissons derrière nous le souvenir de nos oeuvres, de nos actions, de nos exemples."
Et c'est pourquoi, M. Gérard, je ne vous dis pas adieu, car votre souvenir demeurera parmi nous, et, pour qu'il ne s'estompe pas, nous n'aurons qu'à relire ces pages que concervent les Mémoires de notre Société et à travers lesquelles transparaissent votre regard et votre sourire.
Puisse cette présence immatérielle adoucir la douleur de celles qui vous pleurent et que je prie respectueusement d'agréer les vives condoléances des membres de nos Sociétés.
Deux discours d'Henri Vendel qui nous démontrent, si c'était nécessaire, la grande place qu'il occupait à Châlons-sur-Marne, mais aussi dans sa région champenoise. 

Henri Vendel: Compagnie des Tonneliers-Gourmets de Châlons-sur-Marne

N°216 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à215)

Encore un texte des "Mémoires de la Société d'Agriculture, du Commerce, des Sciences et des Arts du département de la Marne" écrit par Henri Vendel, membre titulaire de la dite société. Titre démontrant la complète intégration de l'auteur dans cette région de la Champagne.
Dans l'historique qu'il a consacré à la corporation des tonneliers de Châlons, Grignon déplore que les archives de cette communauté n'aient point été conservées. "Ses registres de comptes, de délibérations ou conclusions, ses statuts même, ont disparu", dit-il .
Nous sommes heureux de vous présenter ce soir une épave échappée au naufrage.
A vrai dire, elle ne provient pas de l'ancienne corporation des tonneliers qui fut abolie par la loi du 15 février 1791, mais de la compagnie des tonneliers-gourmets, fondée en cette ville le 22 avril 1802.
C'est un registre contenant les actes et règlements de cette société depuis floréal jusqu'au 30 octobre 1830, c'est-à-dire pendant presque toute la durée de la compagnie. Je dois à l'obligeance de son propriétaire, M. Roger Godart, d'en avoir la communication.
Il débute par un règlement dont vous me permettrez de vous donner lecture:
REGLEMENT
Art 1er - Que la garde du vin étant sur la place sera composée de trois hommes d'entre nous qui surveilleront tout le jour et la nuit à la sûreté du vin, et la dite garde ne pourra jamais être moins de deux hommes.
Art 2 - Ceux qui seront chargés de cette garde demeureront responsables des inconvénients qui pourraient arriver audit vin.
Art 3 - A l'avenir les Tonneliers-Gourmets qui viendront remplacer ceux actuels seront tenus de payer entre les mains de la dite compagnie la somme de vingt-quatre francs pour indemnité des dépenses faites tant pour le bail fait avec la commune que pour l'entretien de la Baraque, impression, affiches, qu'autres frais et dépenses inévitables, à l'exception et réserve que les fils de maîtres-tonneliers ne payeront que douze francs.
Art 4 - Lorsqu'il y aura lieu d'assembler la Compagnie, chaque membre y sera invité par un d'eux qui sera choisi parmi eux pour cet effet et qui pourra être changé au gré de la compagnie.
Art 5 - Nul ne pourra se soustraire aux Assemblées qu'en payant dix sols à la compagnie si ce n'est pour cause de maladie ou qu'il soit en campagne, ou il sera expulsé du corps et le choix sera fait d'un autre pour le remplacer.
Art 6 - Il sera nommé deux membres d'entre eux pour recevoir les droits portés par le règlement de police. Un d'eux sera chargé de la recette et tous les deux la signeront jour par jour, et surveilleront à tout ce qui peut se payer et en rendront compte à la compagnie.
Art 7 -  Aucun vaisseau contenant du vin ne pourra être enlevé de dessus la place qu'il ne soit revêtu d'une marque distinctive d'un desdits gourmets.
Art 8 - Tous les membres composant la dite compagnie se prêteront mutuellement aide et secours pour l'exécution du présent règlement et dans ce qui pourrait survenir à la suite.
Art 9 - On ne laissera enlever aucune pièce de vin après le soleil couché qu'il n'y ait au moins un des membres qui en soit prévenu.
Art 10 - La location du déchargeage tant foir que hors foir se payera comptant aussitôt l'adjudication faite.
Art 11 - Pour le premier remplacement qui sera fait à l'avenir, le choix sera pris parmi un des fils des maîtres tonneliers que la compagnie jugera à propos.
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Les articles de ce règlement nous donne la raison d'être de cette compagnie. Il ne s'agit pas seulement, comme le croyait Grignon, de "ce sentiment qui porte les hommes de même profession ... à se grouper et à s'unir" pour célébrer la fête de leur confrérie au jour accoutumé.
Les tonneliers-gourmets avaient d'autres soucis. Ils étaient "locataires de la place dite grande Etape pour le dépôt des vins qui arrivent tous les jours en cette ville sans destination", et ils se préoccupaient surtout de veiller "à la sûreté du vin".
Nous avons donc là une société très différente de l'actuelle confrérie des tonneliers et très différente aussi de l'antique corporation. Elle se rapprocherait plutôt d'un syndicat patronal de marchands de vin.
Ainsi s'explique le nom de tonneliers-gourmets que prennent les membres de la compagnie. "Un gourmet, a dit Voltaire, est celui qui discernera le mélange de deux vins". Les tonneliers - gourmets entendent se distinguer d'un côté des fabricants de tonnellerie, et de l'autre des simples ouvriers. Tous les membres de la compagnie sont en effet des maîtres tonneliers, et le règlement spécifie que, s'ils viennent à mourir, ils seront remplacés par leurs fils.
Le registre nous les montre s'occupant surtout du chargement et déchargement des vins sur le champ de foire, c'est-à-dire rue Grande-Etape. Il y avait alors quatre foires aux vins: celle de la Saint-Martin, la plus importante; celle des Brandons, le premier samedi de carême, celle de la Pentecôte et celle de Saint-Remi.
Le vin provenait principalement des localités suivantes: Damery, Oeuilly, Mareuil, Vauciennes, Boursault, Saint-Martin-d'Ablois, Athis, Venteuil, Chouilly, Mardeuil, Moussy, Cuis et Vinetz.
A chaque foire, le chargement et déchargement du vin était mis en adjudication parmi les sociétaires. Le 19 pluviôse an XII, le déchargeage des foires des Brandons, Pentecôte et Saint-Remi, et le hors foire, à commencer  le jour de la foire des Brandons et finir la veille de la foire suivante, est loué au citoyen Cosson, moyennant le prix de cinquante-cinq francs. En 1830, cette somme de cinquante-cinq francs n'assure que le déchargement de la foire des Brandons. Il y a donc eu une légère augmentation du prix de location.
A son tour la compagnie payait à la ville une redevance qui était de 50 francs en 1802, et se montait à 150 francs en 1823.
Un tour de garde était établi entre les confrères, qui, en 1806, devaient monter la garde 3 par 3 pendant 24 heures consécutives et étaient tenus pour responsables des délits qui pouvaient se commettre pendant  leur veille. Peut-être eux-mêmes n'étaient-ils pas exempts de tout reproche, car on leur recommande de ne pas s'enivrer, au moins pendant leur surveillance.
Ils étaient tenus d'assister aux assemblées dela compagnie sous peine d'une amende de 50 centimes .
La fête de la compagnie était la Fête-Dieu. Ses membres offraient alors le pain bénit, et quatre d'entre eux portaient le dais.
Tels sont les renseignements qu'il m'a été possible d'extraire de ce registre. Tous succincts qu'ils soient, ils projettent cependant quelques lueurs sur un point de l'histoire économique de notre ville et méritaient sans doute, à ce titre, d'être recueillis.
Ainsi Henri Vendel s'intéresse, participe à toutes les classes de la Société champenoise....

 


Henri Vendel: Vie et travaux de M. l'abbé Lallement.

N°215 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à214)

Toujours au nom de la Société d'Agriculture, du Commerce, des Sciences et des Arts du département de la Marne, dont il était membre titulaire résidant, Henri Vendel devait être la "personne désignée" pour toute sorte de discours...... En voici un, de nouveau ...
A notre dernière séance de quinzaine, Monsieur le Président, vous apprenant la triste nouvelle, prononçait un éloge, émouvant parce qu'ému, de M. l'abbé Lallement. Permettez-moi aujourd'hui, non pas de vous rappeler les mérites de notre confrère, car vous ne les avez pas oubliés, mais de rendre à sa mémoire un nouvel hommage.
Lavie de François-Louis Lallement tient en deux mots: science et dévouement.
Né le 29 octobre 1871, à Pont-à-Mousson, il termina ses études au Grand Séminaire de Châlons, dirigé alors par des Lazaristes. Mais peut-on appliquer cette expression: "terminer ses études" à celui qui étudia toute sa vie?
Avant même d'être ordonné prêtre, il enseignait. D'abord professeur de 8e puis de 6eA, au Collège Saint-Etienne, il fut nommé curé de Moiremont le 1er août 1897.
Combien de jeunes étudiants, ainsi exilés, loin des cours et des bibliothèques, dans un village sans ressources intellectuelles, auraient renoncé à apprendre! Lui, c'est dans cette paroisse qu'il étudia le plus, c'est là qu'il découvrit sa seconde vocation.
Il n'avait plus de livres à sa disposition, mais il avait des âmes. Il se pencha vers elles, ils les observa, il les scruta; au sens le plus large du mot, il les confessa.
C'était avant la guerre, quand la terre heureuse gardait sa bonne odeur d'autrefois. Les coutumes, affaiblies par l'âge, mais toujours vivantes, avaient le charme des vieillards par les soleils d'automne.
Pieusement, connaissant leur fragilité, l'abbé Lallement les recueillit. Douze ans durant, de 1897 à 1909, il visita les chaumières, ici écoutant un conte, là glanant quelques proverbes, rappelant les chansons aux lèvres des vieilles, ressuscitant les jeux oubliés, chargé tantôt d'une bassinoire et tantôt d'un pot d'étain, toujours bien accueilli parce qu'il patoisait et surtout parce qu'il était simple et brave homme, d'une admirable bonté qui touchait le coeur plus sûrement qu'un sermon.
Le 21 août 1909, il fut nommé curé de Recy. C'était, avec la proximité de Châlons, la possibilité d'utiliser les matériaux patiemment amassés.
Depuis longtemps déjà votre Société avait découvert les mérites de ce chercheur. Vous l'aviez accueilli parmi vous, en qualité de membre correspondant, le 1er février 1906, et, le 11 novembre de la même année, vous décerniez une médaille d'argent à son étude sur "Les Toignel d'Epense et leur chapelle dans l'église de Sainte-Menehould". "Intéressante, bien conçue et bien ordonnée, témoignant de recherches étendues et avisées", au dire du rapporteur, M. Jacques Laurent, elle eut l'honneur de figurer dans vos Mémoires.
Vous publiâtes de même, en 1908, les "Lettres inédites de Louis XIV et Mazarin au sieur Jean de Seyron" que M. l'abbé Lallement avait découvertes dans un cadre ancien.
Toutefois, plus que ces études d'histoire proprement dite, ce qui devait établir la renommée de M. l'abbé Lallement, ce furent ses travaux sur le folklore argonnais. Déjà en 1903, l'Académie nationale de Reims, dont il est membre correspondant , couronnait un mémoire sur "les coutumes, usages et antiques traditions de Moiremont", que devaient compléter, en 1905, une "Monographie du village de Moiremont" et, en 1909, "les Pages militaires de Moiremont depuis l'époque révolutionnaire jusqu'à nos jours."
Vous-mêmes, en 1909, honoriez d'une médaille d'or, votre plus haute récompense, les "Echos rustiques de l'Argonne", publiés l'année suivante sous les auspices de votre Société. Ce recueil forme un chansonnier où sont notés non-seulement les paroles, mais les airs mêmes sur lesquels se chantaient complaintes, noëls et trimazots.
Il fut suivi, en 1910 et 1912, des Vieux contes argonnais écrits dans un patois savoureux et qui parurent sous la signature du Cousi Laouis de Mouürmont.
Nous les retrouvons d'ailleurs, accrus de quelques autres, dans les "Contes rustiques et folklore de l'Argonne", volume que préface Paul Sébillot, et qui est consacré aux coutumes, au blason populaire et au patois de cette région champenoise.
La guerre interrompit les travaux de M. l'abbé Lallement, sans le distraire de ce qui était devenu sa passion. C'est en 1921, en effet, qu'il publia son ouvrage "Folklore et vieux souvenirs d'Argonne" qui devait lui valoir, avec une nouvelle médaille d'or de votre Société, le prix Furtadeau, décerné par l'Académie Française.
Ces trois livres, "Echos rustiques de l'Argonne", "Contes rustiques et folklore de l'Argonne", "Folklore et vieux souvenirs d'Argonne", constituent l'oeuvre capitale de notre confrère. Qui ne les a pas lus, ne peut se vanter de connaître l'Argonne d'autrefois. Qui les ouvre pénètre dans l'intimité de n os provinces à la suite du meilleur et du plus sûr des guides.
M. l'abbé Lallement devait encore publier deux études consacrées l'une à "Jean-Baptiste Champion, confesseur de la foi, et à la paroisse de Valmy, 1785-1842", l'autre aux séminaires et aux évêques de ce diocèse au lendemain de la Révolution.
La Revue de Champagne et de Brie a également reproduit le texte de deux conférences faites, l'une à la Bibliothèque municipale de Châlons, l'autre à l'Hôtel de ville, lors de l'exposition des Beaux-Arts, en octobre 1926. La première nous présente l'Argonnais et sa maison, la seconde est un guide du petit musée ethnographique que notre ville doit à la générosité de M. l'abbé Lallement.
Le 3 juillet 1911, en effet, notre regretté confrère avait fait don au Musée municipal de sa collection composée alors d'environ 400 objets tels que vêtements, chaussures, faïences, bijoux,  ustensiles de ménage, etc... Nommé conservateur honoraire du Musée, il compléta cette collection en 1926 par le don d'une centaine de pièces nouvelles, regrettant que le manque de place mît une limite à sa générosité.
Tant de mérites, tant d'études, n'avaient pu, malgré la bonhomie de l'auteur, passer complètement inaperçus. Sur la proposition de votre président, M. Guillemot, qui l'encouragea dans ses recherches et auquel il se plut toujours à rendre hommage, il avait été nommé officier d'Académie en 1910; il fut promu officier de l'Instruction publique en 1924.
Lorsque, de nouveau professeur à l'Institution Saint-Etienne le 1er mars 1919, il redevint châlonnais, vous fûtes heureux de le nommer membre titulaire dès qu'une vacance se produisit.
Pendant la guerre, son dévouement au chevet des malades lui valut la médaille des épidémies, mais sans doute est-ce là aussi qu'il contracta le mal qui devait l'emporter.
M. l'abbé Lallement, qui s'était toujours dépensé sans compter, depuis quelques mois sentait ses forces diminuer. Déjà plusieurs fois, suivant l'expression de notre confrère, M. l'abbé Prieur, la mort lui avait donné des "avertissements très sévères"". Il n'en continua pas moins à porter un faix devenu trop lourd pour ses épaules, et sous lequel il devait bientôt succomber.
Frappé le 17 mars, à l'hôpital militaire dont il était aumônier auxiliaire, il y expirait le 2 mai 1927.
Son souvenir, du moins, ne périra pas. Tous ceux qui ont eu le plaisir d'entendre le conférencier, de lire l'auteur, d'écouter le prêtre accueillant à tous, quelle que fût leur croyance, tous ceux qui l'ont connu ne l'oublieront pas. Et quand ils ne seront plus eux-mêmes que poussière, on continuera de feuilleter les livres de notre confrère. Les érudits les consulteront, et les artistes, et tous ceux que charment les contes du passé.
Ces études qu'il a tant aimées, cette science qu'il a tant servie, prolongeront parmi la postérité le goût et la pensée de M. l'abbé Lallement.
Discours toujours aussi disert de notre poète, romancier... d'autant plus qu'il parle d'un confrère, aimant les recherches historiques pour les fixer à jamais dans des livres....

 
  

mercredi 21 novembre 2012

Rapport sur un concours d'histoire par Henri Vendel, membre titulaire résidant.

N °214 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144..187à192.194à213)

Henri Vendel, nommé Conservateur de la Bibliothèque municipale de Châlons-sur-Marne en 1921, s'intégra rapidement à cette région en entrant dans de nombreuses associations. Ainsi ce sera dans la Société d'Agriculture, du Commerce, des Sciences et des Arts de ce département de la Marne. Il aura l'occasion d'y faire de nombreux rapports, ici au sujet du Concours d'Histoire en 1923:
Mesdames, Messieurs,
J'ai à vous rendre compte cette année de deux travaux historiques.
Le premier nous expose 'l'état de l'instruction primaire dans le département de la Marne sous la Restauration."
Le sujet est intéressant, il est même d'actualité en ces jours où l'on parle de supprimer de nombreux postes d'instituteurs. L'époque étudiée est à une distance, ni trop proche ni trop éloignée de la nôtre, fort convenable pour comparer et mesurer le chemin parcouru. C'est l'un des charmes de l'histoire qu'elle permette à l'homme de s'arrêter quelques instants dans sa course et de regarder en arrière. Dominant les faits comme d'un haut plateau, il découvre l'harmonie de la vallée, il voit d'où il vient et il comprend que sa marche a un sens.
Essayons, voulez-vous, de goûter ce plaisir et, puisque notre auteur nous y invite, faisons un bond de cent ans en arrière. Les écoliers d'alors, nous les avons connus: c'étaient nos grands-pères ou nos arrière-grands-pères. Vous souvient-il d'avoir appris le b-a-ba sur leurs genoux? Ils ne manquaient pas alors d'évoquer leurs anciens maîtres, et, songeant à nos écoles modernes, de dire, branlant le chef: " De notre temps, nous n'étions pas gâtés comme vous."
Accompagnons-les donc, par la pensée, sur le chemin de l'école, comme ils nous y accompagnèrent parfois nous-mêmes.
S'ils habitent la ville, nous serons vite rendus, qu'ils aillent chez les frères des Ecoles chrétiennes, ou bien à l'Ecole laïque d'enseignement mutuel. Mais s'ils sont campagnards, il nous faudra parcourir un long et mauvais chemin, et même, s'ils dépendent du canton de Saint-Remy-en-Bouzemont, nous risquons de rester embourbés, car dans cette région marécageuse, dès la première pluie, un cheval a bien de la peine à tirer une voiture vide.
Nos écoliers souffrent d'autant plus du mauvais chemin qu'ils vont à l'école en hiver. Aux beaux jours, il faut aider les parents aux champs, conduire l'âne et charrier les engrais de la vigne, garder les volailles, récolter les faînes et les glands. C'est une besogne dont on est plus fier que d'apprendre à lire et qui ennuie moins. Les parents souvent illettrés, trouvent plus avantageux d'utiliser les jeunes forces de leurs enfants que de payer pour eux un droit d'écolage. Aussi, dans certaines communes comme Faux-Fresnay, la classe ne dure-t-elle que trois mois, et, parmi ceux qui la fréquentent, beaucoup sont des bambins de trois ou quatre ans. Trop jeunes pour apprendre, ils dissipent leurs aînés. Il n'est donc pas étonnant qu'en 1833 un inspecteur propose d'interdire l'entrée de l'école à tout enfant qui n'aurait pas atteint sa neuvième année. " Avant cet âge, dit-il, les enfants n'ont besoin que de la surveillance d'une bonne qui leur enseignerait le Pater et l'Ave, en les leur répétant tous les jours plusieurs fois."
Cependant, clopinant, pataugeant, et courant pour se réchauffer, les enfants arrivent au village. Ne nous attendons pas à trouver une belle maison d'école, percée de larges baies, comme tant de nos communes rurales s'enorgueillissent aujourd'hui d'en posséder. Rarement alors des bâtiments spéciaux sont affectés à l'instruction primaire. L'instituteur fait sa classe dans sa maison, ou bien à la mairie, ou bien au presbytère, dans une grange, parfois même dans une cave.
Les enfants s'entassent, et comme, au dire d'un inspecteur, ils sont presque tous malpropres, une odeur insupportable emplit la pièce, accrue encore par les chaufferettes ou "couvets" qu'ils apportent.
Aussi n'est-il pas rare de voir, dans une matinée, cinq ou six d'entre eux tomber à demi-asphyxiés.
Tant bien que mal, ils apprennent à lire, écrire et compter, à prier aussi, car l'instruction religieuse est à la base de l'enseignement sous la Restauration. Dans les écoles où l'instituteur est pourvu d'un brevet du premier degré, on ajoute au programme le dessin, la géographie, la grammaire, la géométrie et l'arpentage.
Les écoliers généralement n'ont pas d'abécédaire, ils apprennent à lire dans le premier livre venu, celui que possèdent les parents, parfois un almanach de deux sous, parfois même un recueil de contes grivois. On ne tient guère compte de la liste dressée par la Commission de l'Instruction publique en 1517 et qui recommande des livres de prières, des syllabaires tels que la "quadrille des enfants ou système nouveau de lecture", "le catéchisme historique de l'abbé Fleury", "l'arithmétique des demoiselles" (dont l'auteur avait sans doute observé que les dames, qu'il s'agisse d'années ou de toilettes, comptent rarement comme les hommes), " les éléments théoriques et pratiques du calcul des changent étrangers", que l'on devrait bien rééditer aujourd'hui, "la grammaire de Lhomond", etc.
Les punitions ne manquent pas: retenue, mise à genoux, tâche extraordinaire, coups de verge, férule, martinet. Les récompenses, moins nombreuses, consistent en bons points, images, livres de prix.
Les maîtres n'en savent pas beaucoup plus long que leurs élèves. D'après l'ordonnance royale du 29 février 1810, il faut, pour enseigner, être pourvu d'un certificat de bonne conduite, décerné par le curé et le maire de la commune où l'on habite et obtenir un brevet de capacité. Mais ce brevet, qui comporte trois degrés, n'exige pas de profondes connaissances. Il suffit, pour le degré inférieur, de savoir lire, écrire et chiffrer. Naturellement ces instituteurs sont peu payés. Leur traitement annuel n'atteint pas toujours deux cents francs. Chaque élève paye un droit d'écolage qui varie de 0 fr. 20 à 0 fr. 75 par mois, ceux qui savent écrire payent plus que les autres. L'instituteur a en outre le droit de faire des quêtes; on lui donne du vin, du bois, des oeufs. Malgré cela, ses émoluments sont si faibles que, pour soutenir sa famille, il a souvent recours à un autre métier: vigneron, maçon, tonnelier; sa femme tient une épicerie.
D'ailleurs, aux termes de ses conventions avec les municipalités, il ne doit pas se contenter de faire l'école. Il est aussi secrétaire de mairie, et même secrétaire des habitants dont il rédige la correspondance; il publie les annonces, arpente les champs, règle l'horloge, chante à l'église, porte l'eau bénite tous les dimanches dans les maisons du village, assiste le curé aux baptêmes et inhumations, l'accompagne quand il administre les sacrements aux malades, sonne l'Angelus, balaye l'église, enseigne le catéchisme aux enfants.
L'instituteur est donc alors l'auxiliaire du curé, un peu son vicaire, et cela ne veut pas dire forcément son ami. Déjà souvent, ils se dressent l'un contre l'autre, et leurs rivalités prennent parfois des formes singulières. C'est ainsi que le baron de Jessaint doit rappeler à l'ordre plusieurs instituteurs qui empiètent sur les attributions de leurs curés, et, non contents de chanter la messe, revêtent les habits sacerdotaux, processionnent, font des exhumations et donnent aux ouailles leur bénédiction.
Comment la politique ne songerait-elle pas à exploiter ces rivalités? Les libéraux devinent l'appui qu'ils pourront trouver dans les instituteurs. Aussi, pour parer au danger, en avril 1824, après le triomphe de la droite aux élections, une ordonnance royale confie-t-elle aux évêques la haute surveillance des écoles. Ceux-ci, par l'intermédiaire de comités, s'assurent que les maîtres bien le catéchisme, pratiquent leurs devoirs de chrétien, font bon ménage avec leurs épouses, écoutent les avis de leurs curés. Le comité doit aussi veiller à ce que garçons et filles ne soient pas réunis pour l'enseignement. Dans les campagnes où l'on ne possède qu'un seul instituteur, il doit faire classe aux garçons le matin, le soir aux filles.
L'instruction de celles-ci paraît d'ailleurs un luxe bien inutile, et souvent elles doivent se contenter de ce que leurs mères peuvent leur apprendre. L'évêque recommande toutefois d'établir dans les paroisses des écoles tenues par des soeurs institutrices.
Voici, tracé à grands traits, d'après notre auteur, le tableau de l'instruction primaire dans les campagnes de la Marne, sous la Restauration.
Les villes sont un peu plus favorisées.
A Reims, Sainte-Menehould, Vitry-le-François,  les frères des écoles chrétiennes instruisent de nombreux élèves, mais ce n'est qu'en 1833 qu'ils ouvriront à Châlons leur première école (et non en 1836 comme le dit notre auteur). Comme ils doivent, d'après leur règlement, toujours s'établir par trois, les communes rurales ne peuvent compter sur eux.
A Châlons, en 1833, une école gratuite d'enseignement mutuel, établie dans les bâtiments du collège, peut recevoir deux cents élèves. Un instituteur est attaché à chacune des cinq paroisses, et la ville compte en outre cinq écoles privées. Elle inscrit à ses dépenses 2.350 francs pour l'école d'endeignement mutuel, 975 francs pour les Dames de Saint-Vincent de Paul, 500 francs comme indemnités de logement aux instituteurs attachés aux cinq paroisses, soit au total 3.825 francs par an.
Des communautés religieuses se chargent de l'enseignement des jeunes filles: les Dames de la Congrégation Notre-Dame, établies dans l'ancien couvent des Récollets, instruisent gratuitement 300 filles; les Dames de Saint-Vincent de Paul, 120; les soeurs de la Providence, rue du Collège, une centaine.
Il est regrettable que notre auteur ne se soit pas étendu davantage sur l'état de l'instruction primaire dans les villes. Alors que ses renseignements sur les campagnes sont abondants et précis, il ne nous dit presque rien de la fréquentation scolaire urbaine, ni des rivalités entre les frères de la doctrine chrétienne qui tenaient pour l'enseignement simultané et les laïcs qui préconisaient l'enseignement mutuel. Et cette lacune s'explique quand on remarque que notre auteur, qui a puisé abondamment aux sources des Archives départementales, a négligé complètement les archives municipales.
J'aurais d'autres reproches à lui adresser, celui notamment de n'avoir pas rattaché ce fragment d'histoire locale à l'histoire nationales. L'auteur cite des circulaires ministérielles, mais on en comprendrait mieux l'esprit s'ilavait soin de nous rappeler que celle de 1817 encourageant l'enseignement muuel émanait d'un royaliste modéré, M. Decazes, qui pratiquait une politique de gauche; tandis que l'ordonnance royale du 8 avril 1824 s'explique par le triomphe aux élections récentes des ultra-royalites qui voulaient confier au clergé l'éducation de la jeunesse.
Et je lui reprocherais encore de ne nous apporter que des matériaux, au lieu de construire une oeuvre et de conclure, si je ne savais que ce travail fut publié en 1914 par le Comité des travaux historiques et scientifiques, section d'histoire moderne et d'histoire contemporaine, dans sa collection de " Notices, inventaires et documents", avec ce sous-titre qui lui convient parfaitement "Documents d'histoire locale publiés et analysés".
Nous avons donc affaire là, non pas à une étude historique, mais à une publication de documents. Ainsi compris, ce travail, quoique incomplet, est d'une grande valeur. Clair, précis, écrit dans une langue simple, sans prétention au style, comme il convient, il nous présente, classés avec méthode, de nombreux documents. Consulté par les historiens, il leur épargnera de longues recherches aux Archives départementales (et quand je songe à l'amabilité de notre confrère, M. Berland, je dois reconnaître qu'il les privera ainsi d'un plaisir). De telles oeuvres, d'apparence modeste, sont plus utiles à l'histoire que de brillantes dissertations. L'historien construit sur elles son texte, il les relègue en références au bas de la page, mais elles sont là comme les pierres de fondation, qu'on ne voit pas, et sans lesquelles l'édifice s'écroulerait. C'est pourquoi la Société d'Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne décerne à l'auteur, M. Bideau, une médaille de vermeil.
Le second travail présenté au concours est une monographie de la commune de Thaas, canton de Fère-Champenoise. Je ne connais pas ce village et l'auteur me le fait vivement regretter. Que j'aimerais me promener aux bords de la Superbe qui "frôle Thaas de ses épaules humides "?
Je m'en voudrais de résumer en sec historien une oeuvre qu'anime et poétise à chaque page l'amour du sol natal.
L'auteur dit fort bien: "L'histoire du pays natal est plus facile à reconstituer que n'importe laquelle; ce coin de terre semble faire partie de nous-même, c'est la petite patrie; tout y est intéressant et vient droit au coeur". Mademoiselle Brulfer aime le passé de son village comme ses arbres et ses maisons: il fait partie du paysage. Aussi nous promène-t-elle dans les siècles écoulés comme à travers champs. Tantôt l'on s'assied sur des ruines et l'on rêve, tantôt l'on revient sur ses pas; on ne sait pas toujours bien où l'on va, mais c'est une promenade agréable et instructive.
Déjà l'an dernier son auteur nous présenta une monographie de Cheniers que la Société Académique honora d'une médaille d'argent. Je voudrais que l'exemple donné par Mademoiselle Brulfer fût suivi. Institutrice en retraite, elle emploie ses loisirs à écrire l'histoire des villages qui lui sont chers. C'est un travail fort utile. J'aimerais que chaque village possédât sa monographie que les écoliers consulteraient en classe. Il est bon d'apprendre l'histoire de France et celle du monde, mais je crois qu'on les comprendra jamais bien si l'on ne connaît d'abord l'histoire des choses qui nous entourent, que nous voyons chaque jour, qui nous sont familières, et parentes, si j'ose dire. On n'aurait garde d'oublier dans ces monographies l'histoire du village durant la guerre mondiale. On montrerait comment la vie de la commune fut affectée par la grande catastrophe; départ des mobilisés, réquisitions, passages d'émigrés, de troupes, de blessés, de prisonniers, et dans nos régions, occupation ennemie, bombardements, entraves à la circulation, pénurie de main-d'oeuvre, difficultés du ravitaillement. Toutes choses qui paraissent actuellement de peu d'intérêt parce qu'elles sont connues de tout le monde. Mais notées simplement, avec le seul souci de la vérité, ne pensez-vous pas qu'elles seraient pour nos descendants de précieux témoignages?
La Société Académique a tenu à récompenser le zèle de Mademoiselle Brulfer par un rappel de médaille d'argent.
Voilà un très long discours comme seuls les bons orateurs savent faire avec en première partie un Henri Vendel qui sait, semble-t-il, donner ses appréciations, les bonnes comme les plus médiocres et dans la deuxième petite partie nous avons un Henri Vendel qui nous rappelle le combattant qui a souffert.... Pourtant ici, en 1923, il était encore tout jeune...