vendredi 30 novembre 2012

Adieu de Charles Thibault à Henri Vendel : 4 mars 1949

N°218 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à217)

Vous nous avez quittés si brusquement, Henri Vendel, que notre douleur ne se résigne pas encore à croire à l'irréparable. Le plus longtemps que nous pourrons, nous voudrons garder l'illusion de votre présence au milieu de nous, avec votre visage toujours jeune, à peine marqué de ces quelques rides que Pierre Béarn, d'un mot très juste, définissait "les rides de la bonté". Car vous étiez bon, vous étiez doux, sensible; vous étiez la simplicité, la mesure, le tact personnifiés; la délicatesse de votre pensée s'exprimait, en votre bouche, sous une forme non moins délicate, avec cette pointe d'accent qui, s'ajoutant à votre tranquille sourire, complétait en vous ce caractère de bonhomie, dont chacun se plaisait à éprouver la rayonnante bienfaisance. 
La violence, sous toutes ses formes, vous faisait horreur. Mais le destin avait choisi de vous mettre en contact avec la Champagne, vous Normand d'origine, au temps où la pire des violences s'exerçait au détriment de notre province. C'était en 1915, en pleine bataille de Champagne, à laquelle vous participiez en fantassin. C'était l'époque où la guerre, sans souci de vos goûts et de votre caractère, vous contraignait  à vous battre au Fortin de Beauséjour, à Ville-sur-Tourbe, Tahure, au Mesnil-les-Hurlus, à Souain, Reims, aux Cavaliers de Courcy, avant de vous entraîner plus à l'ouest vers Pinon et le Chemin des Dames. Vous deviez écrire un peu plus tard, dans "Le Pampre", vous adressant à la "Terre Champenois":
"Je t'ai connue quand tu souffrais, aux temps de douleur et de mort. Nuit et jour, la guerre te frappait. Tu tremblais au choc des obus; bêtes féroces, ils t'éventraient de leurs coups de boutoirs, dispersaient ta chair en lambeaux, te pulvérisaient; ils écuissaient les arbres nés de toi, et les humbles maisons de craie, comme les cathédrales, s'écroulaient. Tu n'étais déjà plus que plaies béantes quand tu me reçus. Pauvre gibier que traquent les balles, je me tapis dans tes terriers, je t'habitai comme une taupe. Nuit et jour, je vécus dans ton intimité. Mes pieds ont connu, l'hiver, le lourd mortier de tes chemins; mes cheveux se sont poudrés, l'été, de ta poussière; j'ai dormi sur toi, nu comme une amante. Tu m'avais habillé à ta ressemblance, tout de blanc. Je t'ai souvent maudite, terre croulière qui t'éboulais pendant mon sommeil, trop peu ferme sous l'artillerie. Pourtant, ce n'est pas en vain qu'on souffre ensemble. Je me liai d'amitié avec toi. Plus que la terre où l'on est bien, la patrie n'est-ce pas celle où l'on a le plus peiné?"
Votre amitié pour la Champagne, née de la guerre, ne pouvait que s'affermir et s'épanouir dans la paix pour un temps retrouvée. Nommé Conservateur de la bibliothèque et des musées de Châlons-sur-Marne, vous suiviez, tout ému, la résurrection de la "Terre Champenoise" .
"Tu souffris, mais lentement ta plaie se ferme. Aux toits rapiécés, les tuiles neuves ont des roseurs de cicatrices. Les chantiers recouvrent les ruines, les maçons dressent leurs étemperches près des clochers écroulés, le blé pousse aux champs de bataille." 
Se peut-il, Henri Vendel,que vos yeux se soient à jamais fermés, se peut-il que vous n'assistiez plus à ce spectacle : 
"Champagne, comme la lumière est douce, à l'automne, sur tes villages roses, au flanc  des coteaux que le pampre dore ! Et que tes filles sont jolies qui versent le vin blond empanaché de mousse ! Elles dansent, le soir, au son des violons, tandis que, dans la clairière, un lapin bleui par la lune songe, mélancolique, à Messire Jean de la Fontaine, chantre attitré de ses ancêtres."
Vous aviez composé ce tableautin vers 1923. Depuis, vous ne vous étiez jamais lassé de contempler de telles visions. A l'automne dernier, alors que nous flânions ensemble, par une lumière idéale, à travers le vignoble champenois aux pampres dorés, vous exprimiez le même contentement. Du haut des coteaux d'Avize à Cramant, vos regards embrassaient longuement la plaine de Champagne et vous cherchiez au loin, vers l'horizon, la silhouette de la cathédrale de Châlons; au Mesnil-sur-Oger, vous admiriez en esthète la grâce des blondes vendangeuses qui versaient en nos flûtes le vin blond empanaché de mousse. Hélas, ce soir, ces filles jolies ont trop de peine pour danser au son des violons. Et si, dans la clairière, le lapin bleui par la lune songe, mélancolique, à Messire Jean de la Fontaine, il songe encore plus mélancoliquement à vous, qui venez de nous abandonner pour aller rejoindre le fabuliste au Paradis des Poètes.
Vous étiez fait, Henri Vendel, pour comprendre et aimer la Champagne, comme la Champagne était faite pour vous comprendre et vous aimer. En vous, elle pleure aujourd'hui un fils, un des meilleurs de ses fils. Elle s'était penchée sur votre oeuvre d'écrivain, heureuse comme une mère de votre participation aux études de ses sociétés savantes, de votre collaboration à ses revues littéraires: "Le Pampre", la "Champagne Illustrée", les "Cahiers Champenois", "La Grive"... Elle avait lu avec attendrissement les plaquettes où vous lui témoigniez votre profonde affection: "Beauté de Châlons", "Artistes châlonnais de jadis et de naguère", "Fées de Champagne", "Don de la Champagne au monde". Elle était fière de vous, de l'auteur de "Sous le Pressoir", "La Consolatrice", "Lorsque l'enfant portait le monde", du poète de "Visage".
Ah, le délicieux poète que vous étiez. Vous composiez sur le mode champenois qui est exempt de vaine emphase, tout en nuances, en harmonies discrètes; vous possédiez un sens parfait de la mesure; vous communiquiez vos pensées, votre émotion, avec une grâce pudique sous laquelle perçaient pourtant votre évidente sincérité, et la foi chaleureuse de votre coeur pur.
Que ce coeur avait été déchiré par les revers et les malheurs de la France! Ces revers et ces malheurs vous avaient inspiré de touchants poèmes réunis sous le titre de "La Couronne d'Epines";  l'un d'eux était dédié à la "France invincible" et vous n'aviez pas craint de l'afficher, aux jours les plus sombres, en plein Paris, de le jeter ainsi à la face de l'occupant pour marquer votre espérance et votre défi.
Mais l'Allemand ne vous pardonna pas ce défi, ni quelques autres manifestations de votre hostilité. Le 10 mars 1944, vous fûtes arrêté et conduit à la prison de Reims; libéré le 27 mai, vous n'en demeuriez pas moins suspect à la Gestapo qui, le 12 juin, se présentait à nouveau chez vous dans le ferme dessein de vous déporter en Allemagne... mais ne vous trouva pas. Nous conserverons pieusement les "Chants du couvre-feu", composés à cette époque, les uns à la prison de Reims, les autres dans votre fuite errante, alors que vous vous dissimuliez aux recherches de l'ennemi. 
Avec quelle joie vous aviez salué la libération! Mais la Champagne avait, peu après, la tristesse de vous voir quitter Châlons pour assumer les fonctions d'inspecteur général des bibliothèques de France. Elle vous le pardonnait pourtant, flattée par cette éclatante reconnaissance de vos mérites, et confiante en la persistance de votre affection à son égard. Vous reveniez souvent lui rendre visite, vous ne cessiez de contribuer à sa glorification. Mais surtout, vous aviez eu cette magnifique initiative de rassembler les forces intellectuelles de la province, de créer l'Association des "Ecrivains de Champagne" et d'y recueillir fraternellement, à côté des écrivains, les artistes et les hommes de science. Il ne vous suffisait pas d'être le père spirituel de notre groupement; vous en étiez demeuré, depuis sa fondation, l'animateur infatigable et d'un absolu désintéressement; vous en aviez fait, mieux qu'un cénacle fermé, une institution chaque jour plus florissante. Dans leur immense douleur, les "Ecrivains de Champagne" font le serment de rester unis, de continuer la tradition que vous avez instaurée, d'oeuvrer en commun au rayonnement e notre province, suivant un de vos voeux les plus chers.
Au terme de notre adieu, Henri Vendel, laissez vos amis réciter à haute voix, de leurs lèvres tremblantes, un des poèmes les plus caractéristiques de votre inspiration et de votre talent, l'humble, la très humble, mais si belle "Parabole des Simples", qui prend aujourd'hui la profondeur et la résonance d'une prière:
Jésus, doux compagnon, quand les blés seront mûrs,
nous irons par les champs où les mots sont plus purs
Tu prendras dans ta main quelques épis dorés
qui sentent bon le pain et moi j'écouterai
voler sur la moisson tes tendres paraboles.

Le ciel sera peuplé de nos songes heureux.
Aux herbes l'air léger portera tes paroles.
Tu diras de ta voix divine: "Bienheureux
les petits, la linaire, les pensées sauvages,
ceux que nul ne regarde et ne cherche en ce lieu, 
bienheureux les coeurs purs et les humbles visages,
le poète inconnu dont nul nelit les pages,
tous ceux qui n'ont fleuri que pour l'amour de Dieu."
Henri Vendel, trop modeste Henri Vendel, soyez bienheureux, vous qui n'avez fleuri que pour l'amour de Dieu, du beau, du bien, du juste, soyez à jamais bienheureux, dans la paix éternelle du Seigneur.
Pour la première nuit
qu'il repose, gisant dans sa dernière couche,
 la neige tombe,
la neige tombe,
et, sur la tombe,
la terre à peine refermée
est toute blanche;
elle a la pâleur de la craie
de ces tranchées de la Champagne
où naguère il s'était battu. 
Comme autrefois ses camarades
qui moururent dans les combats
de Souain, Tahure ou des Hurlus,
couché dessous la terre blanche,
n'a-t-il pas cette illusion
d'être bercé par la Champagne
cependant qu'il s'endort du sommeil éternel?