samedi 17 novembre 2012

Henri Vendel et les Bibliothécaires champenois...

N°210 ('n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à209)

Texte de 1979 d'Odette Réville. Conservateur honoraire de la Bibliothèque municipale de Reims.

Puisque vous mettez tant d'aimable insistance à me demander de vous dire quelques mots sur notre cher Henri Vendel, je vais, à bâtons rompus, et malgré une mémoire bien défaillante, égrener quelques souvenirs des années où nous eûmes de fréquents contacts.
Certes le visage d'Henri Vendel reste très présent devant moi: visage aux yeux pétillants, marqué de petites rides qu'accusait encore le fin plissement d'aimable ironie dont il accompagnait tant de ses propos. Car ce tendre, ce généreux cachait souvent sa sensibilité très vive sous le voile d'un humour un peu moqueur mais toujours bienveillant.
La générosité, c'était là sans doute sa caractéristique principale; il se donnait de tout coeur à tous. Sa lucidité ne lui faisait certes pas épouser l'illusion rousseauiste de l'universelle bonté de l'homme; mais sachant celui-ci faible, pêcheur et souvent dépravé, il n'en était pas moins toujours prêt à l'accueillir en frère. Il fut un parfait Conservateur des ouvrages confiés à sa garde mais il s'interrogeait plaisamment  :
"Hasard et goût, je fus guichetier de pensées
Mais prisonnier moi-même entre des murs de livres
Ebloui de leurs ors, ai-je oublié de vivre?"
Ah! certes non, il n'oublia pas de vivre. Les rapports humains étaient pour lui l'essentiel et, dans sa vie professionnelle,  les livres comptaient peut-être fort peu en regard des lecteurs.
Il faut se rappeler ce qu'étaient, à l'époque, il y a plus de cinquante ans, la plupart des bibliothèques municipales de province, cénacles très réservés où seule avait droit d'entrée cette espèce aujourd'hui en voie de rapide disparition: les érudits locaux. Cinq ou six de ces fidèles emplissaient nos salles de lecture. Vendel fut un des pionniers qui voulut ouvrir largement les portes des bibliothèques à un public ignorant sans doute lui-même ses besoins mais pour qui les livres devaient et pouvaient être un merveilleux enrichissement. Poète, lettré, fin connaisseur des beautés de la langue écrite, Vendel savait tout ce que la lecture peut apporter de joies, joies dont il ne voulait priver personne. Très vite tous les Châlonnais apprirent  le chemin de la Bibliothèque, si modestement située qu'elle fût - peut-être même parce que si modestement située. Ils y trouvaient, comme déposés au hasard et en un savant désordre, des livres de tous genres, attrayants par leur texte clair ou leurs illustrations; la poésie n'était pas oubliée entre les romans et les ouvrages techniques. Ils y trouvaient surtout, non pas un guide, pas même un conseiller, mais un ami toujours prêt à échanger quelques mots avec eux, à les encourager, à les faire sourire d'une plaisanterie et, dans cette aimable ambiance, ils osaient toucher les livres, les feuilleter, les emporter chez eux pour les savourer lentement.
Sans doute une telle conception de la Bibliothèque semble aujourd'hui toute naturelle et nos collègues de 1979 souriront à l'évocation de cette "nouveauté". Mais, je le dis encore, ces souvenirs remontent à des temps très anciens où la notion de bibliothèques dites "publiques" n'existait pas. Vendel fut l'apôtre de cette bonne nouvelle.
Apôtre, il le fut aussi en parcourant toutes les villes environnantes, Epernay, Reims, Troyes, Soissons (plus picarde peut-être que champenoise mais où la charmante Mademoiselle Vérine s'imposait à notre amitié). Nous étions alors, dans toutes ces villes, un noyau de bibliothécaires passionnés de leur profession, vivant pour leurs bibliothèques, les souhaitant toujours plus riches, toujours plus ouvertes, toujours plus vivantes. Vendel n'eut aucune à trouver des adeptes parmi nous et c'est alors que lui vint l'idée de créer ce que nous baptisâmes pompeusement l'Association des Bibliothécaires champenois, bien que cette Association n'eût aucune existence officielle, aucun statut légal. Il s'agissait simplement d'un groupement professionnel amical où nous décidions de mettre en commun nos expériences, nos tentatives de transformations et d'améliorations constantes dans la marche de nos établissements.
Deux ou trois fois par an, nous nous réunissions, dans l'un e ou l'autre ville, à tour de rôle. Notre journée, placée sous le signe de l'amitié ("Il n'est beau jour que d'amitié"; H.V. dixit) commençait à la Bibliothèque même par des colloques où chacun apportait sa moisson de nouvelles: démêlés avec la Municipalité ou, au contraire, encouragements de celle-ci, difficultés avec les lecteurs ou soutien obtenu de ce côté, innovations dans la disposition des salles de lecture, dans la présentation des livres... Sur un seul point, Vendel ne réussit pas à nous entraîner. Il avait fondé, à Châlons, un cercle de lecteurs qui venaient exposer publiquement les mérites de tel ou tel ouvrage désigné par avance. Nul n'ignore les difficultés de semblables discussions qui dégénèrent si facilement en contreverses politiques, surtout en ces années 1934/1936 où les partis-pris étaient violents. Il fallait toute la subtilité de Vendel, toute sa finesse enjouée, toute sa capacité de réparties immédiates pour diriger adroitement les discussions et les maintenir toujours à un niveau de parfaite courtoisie. Aucun de nous ne se sentait à la hauteur d'une telle tâche.
Des agapes fraternelles, chez l'un ou chez l'autre ou dans quelque modeste restaurant, coupaient les séances de travail qui se terminaient toujours par la visite de quelques monuments, le plus souvent cathédrale, église ou abbaye dont toutes nos villes pouvaient s'enorgueillir. C'était le meilleur moment de la réunion, celui des conversations libres et joyeuses sur les sujets les plus variés. Vendel se plaisait à me taquiner en me demandant comment, parpaillote convaincue, je pouvais admirer avec tant de ferveur les monuments de la catholicité; au fond, il me comprenait parfaitement. Pour le taquiner à mon tour, je lui affirmais que la Normandie dont il était originaire, la Basse-Normandie, ne pouvait rivaliser avec la vraie, la seule, la Haute Normandie, le pays de Caux dont venaient mes ancêtres. C'est dire combien nos propos étaient légers, informels, combien chacun y révélait spontanément son véritable caractère.
C'est alors que l'on pouvait apprécier pleinement la nature si riche et si sensible de Vendel. Ce n'était pas un homme vraiment gai; sa poésie montre assez la profondeur et la gravité de sa pensée, sa foi très vive. Mais son extrême courtoisie, sa convivialité innée maintenait toujours ses propos à un niveau d'aimable enjouement et l'amour qu'il portait à toutes choses, choses d'art ou choses vivantes, à un simple rayon de soleil sur un vieux mur, au chant d'un oiseau, nous rappelait qu'il faisait bon vivre et que la terre nous offrait assez de merveilles pour que nous en fussions perpétuellement reconnaissants.
"Et mon coeur sait combien est vaste le bonheur"
dit-il lui-même, dans un de ses poèmes, un de ceux qu'il nous faisait - trop rarement - le plaisir de nous lire.
Oui il aimait la vie, mais il en savait aussi tout le poids. C'est lui encore qui écrit :
"Mon pas sur le chemin au matin
Qui sonne frais vers la forêt
Qui sonne clair sur la terre
...................................................................
Toi seul vieux compagnon des heurs et des malheurs
Toi seul sait le poids de mon coeur".
Hélas! les malheurs allaient bien vite fondre sur nous. L'angoisse des lendemains à venir commençait à nous étreindre vers ces années 1938/1939 où nous sentions monter les menaces de guerre. Chacun alors de se cantonner dans les préparatifs de défense des trésors confiés à notre charge. 
Une des dernières apparitions de Vendel à Reims, avant le bouleversement général, fut, tout au début de mai 1940, quand il vint, au volant d'une camionnette, nous prendre, pour les mettre à l'abri, deux volumineux manuscrits qui ne pouvaient entrer dans les caisses préparées pour l'exode. Exode qui ne tarda guère, l'ordre nous étant donné de transporter tous nos manuscrits, incunables et pièces rares dans un château de l'Yonne. Hélas! ce château fut vite occupé à son tour et nous eûmes à rapatrier à Reims ce que nous en avions retiré. Par une chance inouïe, la ville ne fut pas bombardée: tous nos trésors restés en caisses se retrouvèrent intacts à la libération.
Mais, avant cette libération, une terrible épreuve nous attendait, Monsieur Guyot, le fidèle adjoint de Vendel à la Bibliothèque, vint un jour nous prévenir que celui-ci venait d'être arrêté par les Allemands et transféré dans une prison rémoise. C'était en mars 1944. Certes, à ce moment les effluves de la libération se faisaient déjà sentir, mais combien de malheureux furent, même alors, emmenés en Allemagne pour n'en plus jamais revenir. C'est le sort que nous prévoyions pour Vendel. Quêtant aussitôt des informations, je visitai successivement toutes les autorités d'occupation, tous les postes de Gestapo. Partout, je me heurtais au même regard glauque, glacial, indifférent et je recevais la même mensongère réponse: ignorance absolue d'une éventuelle arrestation du Conservateur de la Bibliothèque de Châlons, aucun individu du d'Henri Vendel ne se trouvait interné à Reims. Il me fut donc impossible de le joindre dans sa prison dont j'ignorais l'emplacement, impossible de savoir s'il recevaitles quelques douceurs que nous essayions de lui faire parvenir. Notre angoisse dura trois longs mois: puis un beau jour nous fûmes prévenus que Vendel était libre mais obligé de se cacher pour ne pas retomber sous la griffe ennemie. Je n'ai jamais deviné par quel miracle il était sorti de prison. Le sachant sain et sauf nous nous consolions de ne pas le rencontrer.Trois mois plus tard, ce fut la victoire complète qui permit le retour à une vie normale. Mais presque aussitôt ce fut aussi la nomination de Vendel au titre d'Inspecteur Général des Bibliothèques. Cette promotion fut accueillie par ses amis avec la joie que l'on devine, joie de le savoir estimé à sa valeur et joie de penser à l'excellent travail qu'il allait pouvoir faire dans sa nouvelle activité. Mais nous avions perdu un camarade.
La zone d'inspection confiée à Vendel comprenait les régions méditerranéennes; il allait découvrir là une terre d'élection. Certes, les arêtes aigües des Alpilles ne lui firent pas oublier les souples ondulations de la plaine champenoise ni le moutonnement des vignes rousses à l'automne. Mais sous le chaud soleil qui convenait si bien à safrêle santé, sous le ciel bleu qu'il aimait, dans la senteur des plantes odorantes, devant les lignes classiques de paysages harmonieux, il reconnut sa vraie patrie. A Grasse, tout particulièrement, autour du Conservateur de la Bibliothèque, fervent amateur de poésie, il rencontra un groupe d'amis parmi lesquels il s'épanouit. Ce fut pour lui comme une nouvelle jeunesse et certaines heures passées là-bas furent sans doute parmi les plus belles de savie. Heures, hélas! trop brèves puisque une mort brutale devait venir si rapidement nous l'enlever. C'est à Grasse certainement que son souvenir fut le plus longtemps et le plus pieusement conservé.
Il reste vivant dans le coeur de tout ceux qui l'ont connu. En l'accompagnant à sa dernière demeure, nous répétions les vers qu'il avait écrits jadis:
"Bienheureux sont les morts que la terre a repris.
.................................................................................
Les morts sont la sève du monde".
Ah !!! Amitié !!!