samedi 17 novembre 2012

Souvenirs d'un vieux lecteur Châlonnais.

N°209 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à207)

Texte de 1979 de Roger Bouffet ....

Le Passage Henri Vendel qui conduit de la rue d'Orfeuil à la place Godart conserve le souvenir de celui qui fut le Conservateur de la Bibliothèque municipale de Châlons-sur-Marne pendant vingt-cinq ans et lui donna une impulsion que ses successeurs entretiennent. Un des lecteurs qui l'accueillirent en 1921, peut-être le seul survivant des assidus de cette époque, se fait un devoir, trente ans après la disparition d'Henri Vendel de rappeler aux uns, de faire connaître aux autres, ce que fut ce remarquable bibliothécaire.
"La Bibliothèque municipale occupe un ancien hôtel du XVIIe siècle, belle demeure à un étage, à huit fenêtres de façade portant les armes de son possesseur sur les deux hautes mansardes très décorées flanquées de deux oeils-de-boeuf. M. Germain Dubois de Crancé, seigneur de Loisy, pour lors et jusqu'à sa mort en 1775, gouverneur de la ville pour le Roi y demeura et a fait orner de très belles boiseries finement sculptées les pièces d'apparat de son hôtel. Un large portail aux lourdes ferrures s'ouvre sur un passage pavé aux murs lambrissés. Le visiteur évoque facilement le boudoir, le grand salon, la salle à manger, une chambre à alcôve et retrouve quelques beaux souvenirs de cette demeure: la rampe de fer forgé du XVIIIe siècle, un beau parquet en étoile et deux délicieuses petites consoles dans le salon, une alcôve si joliment sculptée au rez-de-chaussée, les boiseries à guirlandes de fleurs avec les belles portes aux ferrures ouvragées du premier étage, deux vastes cheminées, une vasque de marbre et de plomb doré". C'est le tableau qu'a brossé de la Bibliothèque municipale Madame Jeulin-Plique, archiviste-paléographe qui y fit un stage en 1934-1935.
Le cadre était séduisant. Le lecteur que j'étais en 1919 pénétrait dans la grande salle de lecture meublée de trois grandes tables.. Sur la première, à l'entrée, étaient alignés les journaux locaux et les revues auxquelles la Bibliothèque était abonnée, les deux autres étaient en principe réservées aux travailleurs qui pouvaient librement consulter dictionnaires, encyclopédies, atlas, rangés sur les rayonnages occupant les murs de la salle. Dans un angle, près d'une fenêtre, était le bureau du sous-bibliothécaire M. Loppin, un directeur d'école en retraite, d'une vaste érudition, latiniste par surcroît, ce qui était exceptionnel à l'époque chez un maître de l'enseignement primaire, doté d'une écriture parfaite, comme on en rencontrait en ces temps lointains chez les maîtres d'école pour qui la "cursive", la "ronde", la "bâtarde" voire même la "gothique" étaient couramment pratiquées.
M. Loppin avait mis sur fiches tout le nouveau fonds et les collections, établi plusieurs inventaires dont celui du fonds de Champagne. Il était d'une complaisance et d'une courtoisie parfaites. Vieux Châlonnais, il connaissait de bien bonnes histoires sur la ville. A une table voisine, un employé était chargé de satisfaire les besoins des lecteurs et des emprunteurs, le prêt à domicile se faisant dans la salle de lecture; entre temps il s'occupait à de menus travaux de reliure. Un érudit et un manutentionnaire: c'était tout le personnel de la Bibliothèque municipale en contact avec les usagers.
Au fond de la salle voisine, non ouverte au public, était le cabinet du Conservateur. Il était occupé depuis un certain nombre d'années par Octave Beuve, archiviste-paléographe, auteur de plusieurs travaux d'histoire locale et d'un excellent guide de Châlons introuvable depuis fort longtemps. Miné par la maladie, il se faisait péniblement conduire à son bureau. Il devait décéder en 1920.
Etait-ce une bibliothèque publique ou un conservatoire de livres que le nouveau bibliothécaire allait recueillir? On pourrait en discuter. Certes, la bibliothèque possédait de véritables trésors soigneusement rangés,mais les achats réguliers et les dépôts de l'Etat constituaient un nouveau fonds plein de ressources et parfaitement accessible; la fréquentation était plutôt limitée. Le troisième âge (on l'ignorait en ce temps-là mais il existait) fournissait un petit contingent de lecteurs assidus, intéressés surtout par les journaux locaux, la Revue des Deux Mondes, le Mercure de France... Deux retraités étaient des "mordus" de l'héraldique. Les professeurs, beaucoup moins nombreux que de nos jours, constituaient la plus grande partie des emprunteurs et des lecteurs, surtout les jeunes qui préparaient examens et concours de l'enseignement supérieur. Quelques collégiens se risquaient dans ce lieu, souvent en quête d'une traduction latine; ainsi en semaine et surtout l'après-midi, quand on se retrouvait à une dizaine de personnes, il y avait affluence. Le dimanche, dans cette ville de province qui ne connaissait pas encore l'exode des automobilistes, pour certains avec le cinéma, le concert apéritif dans une des brasseries, une visite à la bibliothèque faisait partie des distractions. Un silence religieux règnait dans cette salle de lecture où un poêle dispensait en hiver une bonne chaleur. Au déclin du jour, l'employé amenait six lampes à pétrole que l'on répartissait entreles trois tables. La cloche du tramway St-Jean-Gare était à peu près le seul bruit de la rue perçu dans ce hâvre de tranquillité. C'était il y a un demi-siècle et même un peu plus!
C'est cette importante mais quelque peu somnolente bibliothèque qu'Henri Vendel allait diriger de 1921 à 1946. Ce jeune ancien élève de l'école des Chartes venait de soutenir une thèse sur l'abbaye d'Almenèches (Orne), son lieu de naissance. Il nous arrivait meurtri par les souffrances de la guerre. Mobilisé en cours d'études en septembre 1914 dans l'infanterie, il avait connu les tranchées jusqu'en mai 1918. Gazé, évacué du Chemin des Dames avecles galons de lieutenant, la croix de guerre avec deux citations, après une longue convalescence, il venait de terminer ses études.
Châlons-sur-Marne était donc son premier poste. Tout en donnant libre cours à ses goûts qui le portaient beaucoup plus vers la littérature, la poésie et l'art que vers  les travaux de recherches historiques, il allait se révéler un animateur remarquable. Il devait réussir d'abord par la sympathie qu'il inspirait à tous ceux qui étaient en contact avec lui, en premier lieu au personnel de la bibliothèque en place, puis à celui qu'il forma et dont l'attachement ne se démentit pas quand il fallut le soustraire aux recherches de la Gestapo en 1944. Ces mêmes relations sympathiques s'établirent avec les municipalités, son collègue des archives départementales J. Berland, les bibliothécaires des villes voisines, le monde universitaire, les membres de la Société Académique à la quelle il appartint bientôt. Par là il attira un nombre croissant d'usagers à la Bibliothèque. Puis il multiplia les initiatives qui, dans son esprit devaient en faire un centre de vie intellectuelle. Les souvenirs s'estompent avec les années mais on peut en rappeler quelques unes. Les conférences du mardi durèrent plusieurs années avec la collaboration d'érudits et de professeurs locaux; Henri Vendel y parla des personnages illustres qui avaient quelques liens avec Châlons-sur-Marne; on entendit des causeries sur l'humour anglais, sur le monde allemand, sur les voyages au XVIIIe siècle. J'y participai notamment avec deux conférences sur Prieur de la Marne et Ch.N. Moignon. Les "amis des Arts" se réuissaient une fois par quinzaine pour des causeries et des débats sans prétention sur les techniques du vitrail, la miniature, la lithographie, l'évolution de la sculpture funéraire du Moyen-Age à la Renaissance. Nous sommes encore deux des participants à ces rencontres. Le "Cercle des lecteurs" rassemblait un certain nombre de lecteurs; tour à tour, l'un d'eux rendait compte d'un ouvrage récemment paru, un débat pouvait ensuite s'engager. Le "Signal" avertissait ses membres de toute manifestation présentant un caractère culturel. LeCiné-club, en accord avec un exploitant de salle dont les initiatives ne se comptaient pas, faisait projeter des films d'un intérêt certain. Henri Vendel prit une part active avec Melle Germaine Maillet à la création du Comité du Folklore  Champenois dont l'activité continue de nos jours. Des expositions firent connaître au public la richesse de la bibliothèque: manuscrits à miniatures, incunables, ouvrages précieux comme le livre de prière de Marie-Antoinette. Le Conservateur n'hésitait pas à les sortir à la demande des professeurs qui amenaient leurs élèves. J'en profitais largement, de nombreux parents et grands parents des lycéens actuels ayant connu avant la lettre les méthodes actives. Henri Vendel fut également le créateur de la bibliothèque enfantine dans laquelle il voyait une préparation à la fréquentation de la bibliothèque des "grands".
Et la fréquentation de la Bibliothèque ne faisait qu'augmenter; son conservateur pouvait se féliciter du succès de ses efforts, les municipalités qui n'avaient pendant longtemps accordé à ce service qu'une attention modérée s'y intéressaient davantage: on améliorait le confort, éclairage, chauffage, le personnel était progressivement augmenté et choisi en fonction de ses aptitudes. Les lecteurs qui venaient y travailler étaient partagés entre la satisfaction de voir leurs voeux exaucés; quant aux achats de livres, celle de constater que la bibliothèque était vraiment d'utilité publique et le léger agacement que leur causaient les allées et venues de plus en plus nombreuses des visiteurs parfois moins discrets.
Et pourtant, une catastrophe avait failli annihiler les efforts de notre bibliothécaire en anéantissant notre bibliothèque. En 1929 un incendie se déclarait dans l'immeuble voisin, vétuste, occupé par les services techniques municipaux et quelques salles des étages supérieurs par la bibliothèque. L'incendie atteignit un degré de violence tel que menaçant bibliothèque, musée et H^tel de ville, le Préfet Charles Magny fit appel aux sapeurs pompiers de Reims. L'immeuble de la bibliothèque fut à peu près indemne mais quel tableau le lendemain! Il y eut des pertes importantes par le feu, des dégâts irréparables par l'eau et un désordre indescriptible dans les salles qu'en hâte les sauveteurs avaient déménagées. Il fallut des semaines pour faire sécher, réparer ce qui était réparable, remettre en ordre avant que la bibliothèque reçoive à nouveau ses lecteurs.
Avant la guerre, et à plusieurs reprises, des postes plus enviés lui avaient été offerts. Il avait décliné les propositions d'avancement: "Il faut séjourner (le mot est de lui) pour faire oeuvre utile". Mais en 1945 il s'agissait de le nommer Inspecteur Général des bibliothèques. Les amis qui le connaissaient bien ne le virent pas partir sans appréhension, Henri Vendel, président de l'association des blessés du poumon était resté depuis 1918 de santé assez fragile. Les hivers ne se passaient pas sans qu'il restât confiné quelques temps à son domicile de la rue Kellermann. Ses nouvelles obligations professionnelles allaient lui imposer des déplacements trop fréquents à travers une France, elle aussi malade de la guerre; trains trop souvent inconfortables, hôtels mal chauffés indépendamment des conditions de logement dans la région parisienne. Ces conditions matérielles s'ajoutant à une activité intense pour animer des bibliothèques souvent somnolentes, comme il l'avait fait pour Châlons, bibliothèque-pilote, eurent raison d'un organisme vulnérable. La maladie emporta Henri Vendel en 1949.
Il y a trente ans de celà et ses amis pensent toujours à lui avec émotion. Quand ils fréquenten t la bibliothèque de Châlons-sur-Marne, ils constatent que ses successeurs ont continué son oeuvre, apportant les uns et les autres des innovations, ainsi la discothèque et le bibliobus urbain qui vont dans le même sens. Depuis 1946, la population a doublé, la prolongation de la scolarité a gonflé les effectifs des établissements du second degré et accru considérablement le nombre de professeurs de toutes catégories d'où un accroissement considérable des lecteurs et emprunteurs. La lecture publique s'est développée, ne serait-ce qu'en raison du prix des livres. Si Henri Vendel revenait parmi nous comme conservateur, mieux encore comme Inspecteur Général, que penserait-il? Que dirait-il? Certes, on peut assurer que devant le succès des conceptions qu'il s'était efforcé de faire triompher pendant des années, il se réjouirait; mais rançon du succès, ne serait-il pas effrayé de l'insuffisance des locaux, de la défiguration dont ils sont les victimes avec l'entassement des livres, des fichiers et les conditions dans lesquelles sont placés personnel et public? Et on se prend à rêver: en sa qualité d'Inspecteur général, aurait-il pu faire aboutir un projet de construction ou de rénovation qui s'impose de toute urgence? Un conservateur pourrait alors offrir plus d'espace au jeune public, des salles silencieuses aux travailleurs et à ce troisième âge dont on se préoccupe tant, des rayonnages partout accessibles et des fichiers dont la consultation n'exigerait pas des exercices d'assouplissement. Alors pourrait-on apprécier à nouveau le "beau parquet en étoile" dont a parlé Mme Jeulin.
Toujours une si grande émotion en parlant d'Henri Vendel....


 Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de CHALONS