dimanche 11 novembre 2012

Témoignage d'un jeune lecteur sur Henri Vendel pendant les années de guerre

N°199 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à198)

Texte de Jean Svagelski Inspecteur pédagogique régional de philosophie.Docteur ès-lettres.

La situation intellectuelle d'une petite ville de province n'est jamais médiocre du moment qu'il y existe une Bibliothèque municipale, et qu'ainsi la curiosité de l'esprit peut être excitée et satisfaite en se multipliant. Mais la Bibliothèque municipale de Châlons-sur-Marne que, en compagnie des admirables amis que j'avais au Collège, lui aussi municipal à cette époque, j'ai commencé à fréquenter de façon assidue sous l'occupation allemande, dans les années 1941-1944, a été quelque chose d'exemplaire à cet égard, car un homme supérieur en était le conservateur. C'était Henri Vendel.
Le mot conservateur ne satisfait pas complètement, appliqué à un tel homme, non pas qu'il dédaignât en quoique ce soit les fonctions spécifiques qui découlaient de sa profession - on sait d'ailleurs assez à quel point il les a assumées en les repensant et en les renouvelant - mais il me semble qu'elles ne le définissent pas entièrement. Il n'était pas du tout l'érudit local, l'historien régional ou étroitement spécialisé que ce terme dénote parfois. Il était un homme de l'imagination. Il était poète.
La Bibliothèque municipale de Châlons-su-Marne n'était pas seulement pour lui un dépôt et un répertoire de livres qu'il fallait augmenter et protéger, en même temps, cela va sans dire, qu'un lieu favorisé de lecture, de l'enfance à la vieillesse, pour tous les milieux sociaux; il avait voulu encore qu'elle fût un lieu de rencontre entre des lecteurs dans la salle qu'il avait fait réserver à l'échange des livres empruntés bien séparée de la salle de lecture et de travail, sans oublier la salle aux belles reliures anciennes où se tenaient des expositions diverses. Ainsi la Bibliothèque était un lieu privilégié où la parole était libre, la discussion parfois vive sur les ouvrages qui venaient d'être lus, et où, par conséquent, se transmettait à chaud une culture que jamais nulle institution ne pourra dispenser puisque, d'avance, elle dépasse tout programme, une culture en train de se faire et de se chercher. Ces lecteurs étaient aussi bien certains professeurs du Collège qui rencontraient là des élèves dont les intérêts intellectuels devaient parfois leur paraître insolites sinon contestables, que des employés de la Bibliothèque dont certains, grands lecteurs eux-mêmes, faisaient des découvertes. (j'ai ainsi entendu parler pour la première fois de L'Etre et le Néant dans l'été 1943 que Henri Vendel avait acquis dès sa parution), que de jeunes employés d'autres administrations.
Je crois bien qu'il y avait sous l'occupation une sorte de censure de la lecture publique. Certains ouvrages étaient retirés du prêt. Il va de soi qu'on pouvait tout lire à la Bibliothèque et que la peur de déplaire à quelque autorité officielle que ce soit y était un sentiment inconnu. Une anecdote à ce propos: la revue nazie Signal qui envoyait d'office ses numéros avait publié une photographie d'hommes fusillés par les "terroristes" à l'occasion d'un reportage sur les "bandits" des Maquis. Comme je venais de lire un gros livre sur la Commune, plein de documents d'époque, il était manifeste que les fusillés étaient ceux qui l'avaient été par les Versaillais en 1871. Je le dis à Henri Vendel. Sur le champ il écrivit à Signal qui la semaine suivante s'excusait platement d'avoir confondu des photographies mal répertoriées par son service de documentation.
Je revois Henri Vendel. Aujourd'hui mon souvenir est celui d'un après-midi de dimanche: la Bibliothèque ouvrait le dimanche de 13h30 à 18h.
Il pleut. C'est l'automne ou l'hiver. Henri Vendel avait transporté son bureau dans la salle de lecture. Le poêle à bois ronfle. Il n'y a pas grand monde. Il est probable que j'eus des difficultés bibliographiques car j'eus recours à ses lumières qu'il me dispensa sans impatience bien qu'il ait dû interrompre son travail. Et comme il apprenait que j'étais en classe de philosophie il me parla de Gaston Bachelard dont je n'avais jamais entendu prononcer le nom, de La Psychanalyse du feu, et de L'eau et les rêves. Qu'on me permette un e parenthèse: lorsque plus tard à Paris, je connus cet homme de génie de façon passagère du fait de mes études et qu'il apprit que j'étais de Châlons-sur-Marne - Gaston Bachelard se reconnaissait pleinement champenois - il me dit la très grande estime qu'il portait à Henri Vendel et me chargea d'un message ou d'un livre, je ne sais plus, à lui donner.
De Gaston Bachelard on en vint à la littérature et à la poésie Ayant dès sa jeunesse publié un recueil de poèmes, et continuant à écrire les poèmes qui devaient former La couronne d'épines, ce qu'alors seulement sa fille Jeanne et quelques amis savaient, il était attentif au besoin poétique qui dans ces années de guerre sa faisait vivace et il s'en réjouissait car il savait que la poésie n'est pas quelque chose de futile ou une fuite ou un mensonge, mais l'expression même du tragique essentiel d'une condition humaine qui n'est pas réductible à la seule précarité économique, tragique qui se vit tantôt sur le mode personn el et lyrique, dans les malheurs de l'amour, et ses bonheurs peut-être aussi, et tantôt sur le mode historique et épique, mais toujours selon une vérité qui nous travaille au fonds de notre nuit propre.
Henri Vendel me parlait et me traitait en égal, générosité rare à cette époque, et d'ailleurs toujours rare. Il faisait confiance aux capacités de la jeunesse, spontanément et sans demander des preuves. C'est dire que Henri Vendel était d'abord tourné vers l'avenir comme tout homme disponible et fort d'espérance. 
Ce dimanche après-midi m'est resté dans la mémoire du coeur. En y repensant beaucoup plus tard, je me suis dit que Henri Vendel savait sans doute, chose difficile à comprendre, très difficile en vérité, qu'imagination est le vrai nom de la raison, et qu'il faut être poète pour penser qu'on peut changer les choses, ce qui est la condition initiale pour qu'elles changent effectivement, et que fondamentalement l'histoire appartient aux poètes.
Que pourrait-on ajouter à cet apologie de Jean Svagelski? Henri Vendel poète almenéchois...