mardi 13 novembre 2012

SOUVENIRS   CHAMPENOIS

N°201 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à200)

Autre texte de 1979 de Maurice Piquard alors Conservateur en chef honoraire de la Bibliothèque Mazarine.

C'était en 1934, peu après les graves évènements politiques survenus au début de l'année. Pour rétablir l'équilibre budgétaire de la France un vent d'austérité soufflait, atteignant même l'existence d'un poste de Bibliothécaire-adjoint dont la rémunération s'élevait à ... 18.000 francs par an ! et la victime de cet ouragan fut nommée Bibliothécaire en chef de Troyes, tandis que son Inspecteur général l'informait que des travaux considérables l'attendaient dans le poste qui lui avait été confié. Le jeune Bibliothécaire en chef eut tôt fait de se rendre compte que son expérience professionnelle était mince pour mener à bien des tâches dont l'ampleur et la diversité le plongeaient dans l'inquiétude.
Il apprit alors qu'à Châlons-sur-Marne un de ses confrères avait, dix ans plus tôt, trouvé une situation comparable à la sienne et qu'il avait su la redresser avec bonheur, faisant de sa Bibliothèque un pôle d'attraction pour les habitants de la ville. Accepterait-il de lui communiquer les recettes de son succès? A moins qu'il ne l'accueille avec une condescendance hautaine, teintée de pitié?
Et lorsque le jeune "Troyen" franchit le seuil du bel hôtel Dubois de Crancé qui abritait la Bibliothèque de Châlons, il fut accueilli par un homme jeune et souriant dont toute l'attitude reflétait la simplicité et le naturel; c'est à peine si l'appréhension, sans doute mal dissimulée du visiteur, alluma quelque malice dans le regard de son aîné. Dès les premières paroles échangées, la glace était rompue et une conversation toute de confiance s'engageait entre eux ... Voilà comment je fis, il y a quarante-cinq ans la connaissance de Henri Vendel.
Après avoir évoqué mon inexpérience, les tâches qui m'attendaient et les modestes moyens dont je disposais pour y faire face, je demandai à mon hôte s'il accepterait de m'aider de ses conseils. "Mais, me dit-il, je ne saurais pas vous en donner ... et puis chaque Bibliothèque a son caractère propre". Il me parla alors d'un projet qu'il caressait depuis plusieurs années; pour parer à la solitude dans laquelle se trouvait chacun de nous il souhaitait que les bibliothécaires d'une même région se réunissent pour évoquer entre eux les problèmes auxquels ils étaient confrontés. Et aussitôt on décida d'organiser des rencontres entre les Bibliothécaires de Reims, de Soissons, de Châlons et de Troyes: c'était l'acte de naissance du Groupe des Bibliothécaires Champenois. Ces réunions avaient lieu deux fois par an; une conversation à bâtons rompus s'engageait, au cours de laquelle chacun des participants faisait part de ses expériences, évoquant plus les difficultés rencontrées que les succès obtenus. Un repas pris en commun achevait de donner un  caractère amical à ces rencontres bénéfiques, placées sous le signe de la franchise et de la cordialité, d'où toute vantardise était exclue.
Les participants avaient tous le plus grand souci de rendre vivantes et accueillantes les Bibliothèques qui leur étaient confiées. Henri Vendel avait une foi ardente dans le rôle de la lecture publique, alors à peu près inexistante en France et dont il allait devenir l'apôtre. Pour accueillir ses compatriotes à la Bibliothèque, il avait commencé par y mettre à leur libre disposition tout ce qui pouvait leur être utile dans la vie pratique: horaires des chemins de fer, annuaires de téléphone, en passant bien entendu par les journaux locaux; il exposait en temps voulu des ouvrages sur le jardinage, la pêche à la ligne, les champignons, la chasse, etc ... et il prenait soin de placer non loin de là des vitrines contenant des livres récents sur les sujets les plus variés. Il complétait tout cela par des causeries aboutissant à la manipulation des fichiers pour y retrouver le ou les volumes traitant un sujet déterminé.
Et c'est ainsi que sa Bibliothèque avait pris dans la vie châlonnaise une place de premier plan. Plus tard, devenu Inspecteur général, il ne manquait jamais, m'a-t-il dit, en arrivant dans une ville de demander au premier venu où se trouvait la Bibliothèque. Avant même d'y pénétrer, il recueillait une première impression sur le rôle qu'il pouvait jouer. Il m'a aussi raconté avec l'humour qui ne le quittait jamais que, débarquant de bon matin à Châlons il avait jadis posé la même question à un ouvrier qui allait prendre son travail. "Non mais, lui fut-il répondu, ça ne va pas, je vous connais, c'est vous le Bibliothécaire!"
J'ai gardé de nos réunions champenoises un souvenir empreint de reconnaissance pour l'appui qu'elles m'ont apporté et pour les horizons qu'elles m'ont ouverts. Mais je garde un souvenir profondément ému pour Henri Vendel qui en fut l'initiateur et qui devint pour moi un ami irremplaçable, dont il souffrit cruellement, il fut promu Inspecteur général, ce fut lui qui vint me rendre visite dans le nouveau poste que j'occupais alors. Et ses lettres manuscrites, que j'ai pieusement conservées, témoignent du soin qu'il apportait à débrouiller une question complexe et de l'efficacité de son intervention.
En janvier 1949, lors d'une de ses inspections, notre conversation prit un ton grave et profond qu'elle n'avait jamais eu auparavant et tous deux nous avons laissé parlé nos coeurs comme si nous avions le pressentiment que c'était notre dernier entretien... Dix jours plus tard le pressentiment recevait la douloureuse confirmation que l'on sait.
Ainsi nous venons de suivre l'émotion d'un ami de Henri Vendel, toujours aussi vive trente ans après..........