dimanche 18 novembre 2012

Henri Vendel et la constitution des fonds de livres pour les bibliothèques centrales de prêt...

N°212 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à211)

Texte de 1979 de Simone Van der Sluijs. Conservateur en chef. Bibliothèque nationale. Paris.

La Direction des bibliothèques et de la lecture publique, de création récente, créa en 1945 huit bibliothèques centrales de prêt destinées à porter les livres dans les communes rurales. La constitution d'un fonds de lecture et le ravitaillement en livres de ces bibliothèques tenait du défi. Comment et où trouver ces milliers de volumes nécessaires à leur fonctionnement en ces temps de pénurie de papier et de publications? La jeune bibliothécaire que j'étais et qui venait tout juste d'acquérir son diplôme fut chargée de soutenir cette gageure. Henri Vendel, Inspecteur général, s'intéressait fort à ce service d'acquisitions. Ses nouvelles fonctions le privaient du  contact quotidien des livres qu'il aimait et, semble-t-il, il en souffrait. De temps à autre, il m'aidait de ses conseils. Sans doute guettait-il l'occasion d'une participation plus active.
Les éditeurs avaient ouvert leurs fonds, largement. Ils étaient favorables, culturellement, à cette expérience qui étendait la lecture dans les campagnes. Ils étaient, bien sûr aussi, commercialement intéressés. Ils ne pouvaient à eux seuls prétendre alimenter nos huit bibliothèques, leurs stocks étant épuisés. Je connaissais les grands de la littérature, ceux qui créent la sensibilité d'une époque, mais les auteurs de talent, ceux qui se font l'écho de leur temps, ceux qui sont lus parce qu'ils correspondent au goût du jour, j'en avais une notion très imparfaite. Mon enthousiasme se tempérait d'un certain désarroi. Je m'en ouvris à cet Inspecteur, si peu protocolaire et qui enlevait la sympathie. "Monsieur l'Inspecteur" connaissait nombre de libraires parisiens. Il en comptait parmi ses amis. Il les alerta. Il me proposa de m'introduire auprès d'eux et pourquoi pas? de choisir les livres avec moi.
Ainsi commença notre commune collecte d'ouvrages à travers Paris. Jamais cours de littérature contemporaine ne furent plus vivants, ni plus informels. Henri Vendel m'enrichissait de sa culture avec tant de tact que je n'hésitais jamais à dévoiler mon ignorance. Quel que fût notre pressant besoin de livres, son choix était sévère. Il maintenait ferme le cap sur la qualité. Combien de libraires n'avons nous pas convaincus de nous céder une partie de leurs biens?
Il existe au bord de la Seine, des arbres, des pêcheurs et des livres. Est-ce la pénurie d'ouvrages qui nous conduisit, un matin, vers les bouquinistes? L'été était, cette année-là, frais, léger, ensoleillé. Nous sortions des boîtes quantités de volumes qui s'accumulaient sur le trottoir. La permission de les faire enlever nous fut retirée quand il fut question des inévitables mémoires en trois exemplaires et de remise. La rigidité de ces règlements administratifs nous causait maintes difficultés, mais "l'Inspecteur" avait la faveur et l'entêtement des croisés. Ses arguments persuadaient chacun qu'il participait à une oeuvre originale et nécessaire. Toutes les résistances finissaient par céder.
Pour m'initier à la littérature enfantine, nous allâmes ensemble à la Bibliothèque de l'"Heure joyeuse", rue Boutebrie. L'une des responsables de cette bibliothèque avait le parler franc et dru. Ainsi c'était moi que l'on avait chargée des achats d'ouvrages pour la jeunesse. Un comble! Qu'est-ce que je connaissais des enfants et des livres? Rien. L'inspecteur fut pris à témoin de la légèreté de la Direction dans le choix de ses collaborateurs. Les yeux rieurs, la mine faussement contrite, le représentant de cette Direction laissait passer le grain. Il acceptait cette indignation. Il ne s'offusquait pas de sa manifestation. Les créatrices de l'"Heure joyeuse" se battaient aux avant-postes des bibliothèques enfantines pour faire naître le goût de la connaissance et de la vraie culture. En ses bibliothèques de la Marne, il avait eu les mêmes exigences. Il savait qu'il faut pour cette tâche une préparation et celle-ci me manquait Il comprenait cette colère. Il avait la sympathie fraternelle.
Notre quête dura deux ans. Il y eut une exception. Nous longions la rue de l'Odéon. Est-ce que je connaissais Adrienne Monnier? Ma réponse négative suscita l'étonnement d'Henri Vendel. Elle fut une raison supplémentaire à notre entrée dans la "Maison des amis du livre". La libraire d'aspect un peu monacal, que ses fidèles célèbres appelaient "la brodeuse de la tapisserie littéraire de notre temps", détourna vite la conversation de son but. L'écrivain l'intéressait. Deux heures plus tard nous ressortions ... mais nous n'avions choisi aucun livre. Le poète n'y avait plus pensé. Intimidée et muette je n'avais pas osé le lui rappeler.
Nous paraissions infatigables. L'était-il vraiment? Ne se donnait-il à une cause au-delà de ses forces physiques? Notre but fut atteint. Des milliers de volumes partirent vers les bibliothèques centrales de prêt. La lecture publique en France prenait son essor mais Henri Vendel ne devait pas en voir le développement. D'autres que lui ont voué leur vie à une oeuvre. Mais cette générosité courtoise, cette bonté, cette attention indulgente aux autres, mi-grave, mi-souriante, qui supposaient un détachement de certaines valeurs établies n'appartenaient qu'à lui. Quand soudain il disparut, je pris conscience que l'avoir connu m'avait été une chance et un privilège.
Henri Vendel, un homme toujours aimable, souriant et pourtant très volontaire......