mercredi 14 novembre 2012

Henri Vendel, mon ami et mon maître.

N°205 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à204)

Texte ( 1979 )de Yves Sandre, ... romancier,.... poète,....

D'autres que moi, et mieux que moi, étudieront l'oeuvre poétique d'Henri Vendel. Ils ne manqueront pas de matière, une matière à la fois robuste et subtile. Pour ma part, je voudrais évoquer - au sens littéral du terme - les rapports privilégiés que j'eus avec un être d'une qualité exceptionnelle. Ils sont d'autant plus présents en moi qu'ils couvrent une période relativement limitée. Mes relations avec Henri Vendel ont gagné en authenticité ce qu'elles n'ont pas eu en fréquence. La densité n'est pas nécessairement fonction de la masse.
Au début de l'occupation, j'avais publié avec quelques autres jeunes poètes, dans Quatuor, petite anthologie conçue et réalisée par Marcel Maillot, sans visa de la censure, bien entendu, un  poème dont je n'attendais qu'une satisfaction d'amour-propre bien naturelle quand on se voit imprimé avec des yeux de débutant. Le poème s'intitulait Pâques. Pour la première fois peut-être, je sentais que j'avais établi, sans préméditation, une sorte d'harmonie interne entre les divers éléments de ce sonnet. Pourtant je fus un peu stupéfait de recevoir, quelque temps après, une lettre signée Henri Vendel, bibliothécaire à Châlons-sur-Marne. En termes très simples, il me félicitait de mon poème. Quelques vers l'avaient particulièrement touché:
"L'air est plein de Bons Dieux qui rament la fraîcheur...
Les corolles des filles sont tendrement pareilles;
Tant de sérénité les fait croître en marchant..."
La lettre se terminait par une invitation à venir bavarder avec son auteur à la bibliothèque de Châlons-sur-Marne. Passée la première émotion, à laquelle se substitua une exaltation sans fièvre - je dirais presque une "élévation" -, je pris rendez-vous avec Henri Vendel. Quand je pénétrai dans son bureau, je me trouvai devant un homme de belle stature, portant lunettes, dont le visage m'apparut tel que je pouvais l'imaginer d'après sa lettre. Au-delà des marques imposées par je ne savais quelles épreuves, on pouvait percevoir une sérénité, une sagesse, une bonté qui n'étaient pas tellement fréquentes en ce temps-là. Après quelques propos où se mêlaient les remerciements et des considérations générales, Henri Vendel me dit d'un ton très simple, comme s'il s'agissait d'un fait déjà acquis: "J'ai l'intention de fonder une Association d'écrivains et artistes champenois. J'en serai le secrétaire général. Mais j'aurai besoin d'un secrétaire-adjoint s'occupant de la correspondance et des cotisations. Il me semble que ce poste pourrait vous intéresser. Qu'en pensez-vous?"
Je restai un moment sans répondre. D'avance j'avais accepté, mais, comme au reçu dela lettre, ma surprise était totale. Elle ne dura guère, vite remplacée par une reconnaissance, une confiance qui ne devaient jamais cesser de devenir plus intenses.
C'est ainsi que, petit professeur de collège, poète débutant, je fus amené, grâce à Henri Vendel, à connaître les personnalités les plus éminentes de l'époque. En effet, la réalisations du projet suivit de près sa conception. Je me retrouvai un jour dans l'appartement de Paul Fort, rue Gay-Lussac, où le Prince des poètes m'apparut semblable à un Faust qui ne craignait pas de vieillir, voix profonde et gestes impériaux. Enthousiasmé, Paul Fort eut une formule percutante: "Mon cher Vendel, vous serez le Richelieu de notre Association". Ce jour-là, j'appris que le Prince des poètes luttait avec Paul Claudel à qui aurait le plus grand nombre de petits-enfants. Il me dédicaça "fraternellement" un volume des Ballades françaises que je lui présentai. Je sortis de l'appartement persuadé que j'avais franchi un grand pas dans la carrière poétique.
Je n'exagère rien quand je dis que chaque sortie avec Henri Vendel était une expérience nouvelle. La séance où fut officiellement fondée l'Association des écrivains et artistes de Champagne eut lieu dans un salon de la NRF. Il y avait là Marcel Arland, Pierre Béarn, Léo Lelièvre, Geneviève Desvignes. Henri Vendel exposa les statuts de la société, proposa des noms pour la présidence et le bureau. Réunion digne, exclusivement littéraire, d'où date vraisemblablement mon ambition sinon d'égaler les écrivains et artistes présents, du moins de marcher sur leurs traces. Pendant plusieurs années je m'occupai de rédiger un petit bulletin de liaison et de faire rentrer les cotisations. Dans mon inexpérience, qui n'avait d'égale que mon enthousiasme, je fis imprimer les premiers communiqués ou comptes rendus sur beaupapier, ce qui greva quelque peu les finances de la société. Henri Vendel ne me fit aucun reproche. Il me conseilla seulement de me montrer plus raisonnable. Je le fus , en toute humilité. D'une façon générale, il ne vint jamais à l'idée de contester les directives de celui qui me traitait comme un jeune collaborateur. Henri Vendel m'en imposait d'abord par sa probité littéraire. Lui, si sensible, si inspiré, si "évangélique", ne cessait de me recommander de "travailler". Les idées sont à tout le monde, disait-il; c'est leur élaboration qui leur confère leur originalité. Quand il nous arrivait de nous rendre ensemble à Paris, pour un déjeuner de l'Association, ou pour d'autres raisons, dont je parlerai, il tirait de sa poche un petit carnet où il jetait les premiers états de ses poèmes. Il me les lisait, me demandait mon avis "franc et sincère". Souvent j'étais trop subjugué par la profondeur du texte pour en faire la critique. Mais Henri Vendel savait discerner, à mon intonation, à ma physionomie, les passages qui appelaient peut-être certaines rectifications. Quand il fut question de composer une Anthologie des poètes champenois, les premiers poèmes que je lui envoyai lui parurent manquer de maturation littéraire. Il me le dit courtoisement, mais fermement. Je dois à Henri Vendel une espèce de conscience professionnelle, ou artisanale, qui m'a sans doute permis, au terme de longues années, de trouver mon langage personnel, ce qui est, après tout, le seul objectif digne d'un vrai poète.
Je ne voudrais pas donner l'impression qu'Henri Vendel ne fut que mon maître, encore que ce terme n'implique pas qu'il fût d'une autorité pesante. Il n'était pas homme à n'apprécier que ce qui ressemblait à ses propres créations. C'est sans doute en raison de cette objectivité qu'il fut aussi mon amis. Un ami discret, mais efficace. Quand je voulus réunir en volume un certain nombre de poèmes, il me conseilla d'aller voir l'éditeur Albert Messein, qui avait repris le fonds de Léon Vanier - l'éditeur de Verlaine - quai Saint-Michel. Messein trouva mes poèmes "fort bons", se dit heureux de les publier... moyennant une contribution financière peu élevée, et me prédit que je serais un poète confirmé vers la cinquantaine. Il ne m'appartient pas de dire s'il a été bon prophète. En tout cas, l'édition fut une réussite typographique. Henri Vendel me proposa alors de me présenter à Mireio Doryan, qui organisait des lectures publiques à l'Académie Duncan. La séance fut rapidement mise sur pied. J'eus la grande joie depouvoir y entraîner Henri Vendel. D'excellents acteurs lurentmespoèmes, le public applaudit, je vendis quelques volumes. Henri Vendel fut certainement aussi heureux que moi de ce succès d'estime. Ce fut encore lui qui me fit connaître Suzanne Tourte lors d'une de ses expositions parisiennes. Cette artiste devait par la suite m'illustrer deux recueils de poèmes et devenir une amie très fidèle pour ma femme et moi. La grande humanité d'Henri Vendel me fut encore révélée quand il vint chez moi à deux reprises, pendant et après l'occupation, à l'occasion de manifestations littéraires organisées à Vitry-le-François. La première fois, notre fils Dominique était encore tout petit. Henri Vendel se pencha sur son berceau avec dans les yeux une lumière tendre que je n'y avais pas encore vue. Ce jour-là, un nouveau lien se craa entre lui et nous.
Au terme de ces souvenirs peu nombreux, mais d'une qualité intense, je ne puis m'empêcher d'éprover non pas des remords, mais une espèce de nostalgie. D'abord parce que, en regard de tout ce que m'a apporté Henri Vendel, j'estime ne pas lui avoir assez "rendu". Le seul témoignage direct de mon estime et de ma reconnaissance consiste en un article que je publiai dans le Bulletin de la résistance de Vitry-le-François (N°3, 1er décembre 1945). La place étant mesurée dans cette publication, qui vivait de ses seuls abonnés, je ne pus longuement analyser Les Chants du couvre-feu, parus aux éditions du Pavois. Du moins je tentai d'y exprimer toute ma ferveur littéraire et humaine. Je me rappelle avoir demandé à mon ami, un jour que je déjeunais chez lui avant de nous embarquer pour Paris, lesens des épreuves qu'il avait "chantées" dans son recueil. Henri Vendel me répondit en substance que, pour lui, le monde ne pouvait avancer qu'à travers les souffrances. Un peu comme le "travail" de la naissance. Réponse éminemment chrétienne et stoïcienne.
Mais, surtout, je reste triste de ne pas avoir été là quand Henri Vendel, gazé de la guerre 14-18, éprouvé par ses démêlés avec la Gestapo, quitta ce monde où il avait connu joies et souffrances. Certes je n'aurais pu ramener mon ami de l'autre bord. Du moins l'aurais-je accompagné au lieu de son repos suprême, avec dans l'esprit les images superposées de son visage vivant et de son masque apaisé, si bien saisi par Suzanne Tourte sur son lit de mort. Je fus tout de même en mesure de rendre à Henri Vendel un dernier hommage. A cette époque, j'étais rédacteur d'une petite revue curieusement appelée "Scories" par sondirecteur Louis Ferré. Sur mon initiative, le numéro 3 (printemps 1949) de cette publication fut dédié à la mémoire d'Henri Vendel. Nous y publiâmes un article de lui intitulé: Les Provinces meurent, vive la Province. Il y développait l'idée que le particularisme provincial était menacé de toutes parts par le monde moderne, mais que la Province conservait sur Paris et les grandes villes quelques précieux avantages. De ce texte, j'extrais des formules incisives: " Ce qui sépare Paris de la province, c'est bien moins l'espace que le temps. En province, on a encore le temps de s'ennuyer. Quel avantage! (...) Dieu est le plus grand des provinciaux. Aussi a-t-il créé le monde (...) En province seule peut grandir le poète (...) La Province est la grande leçon de choses, le cabinet de travail où s'opère l'osmose entre l'homme et la nature. Le jour où son esprit disparaîtrait, il n'y aurait plus de génie français (...) Paris donne la gloire et la Province la force. Celui qui demande la gloire sans avoir la force n'est qu'un papillon qui crèvera au premier gel..."
Environ trente ans ont passé depuis le départ d'Henri Vendel. Pour moi, il est toujours là, attentif, souriant, dévoué, irréprochable. Tout ce qu'il faut pour faire un ami et un maître irremplaçables.
Quelle conclusion pourrait-on y ajouter ?