vendredi 16 novembre 2012

Les "Réalités Provinciales" et le Rêve du Poète.

N°208 (n°8.9.17.34.65à67.86à91.118à122.133à144.187à192.194à207)

Texte de 1979 dAndré Masson. Inspecteur général honoraire des bibliothèques......

C'est sur les bancs de l'école des Chartes que j'avais fait connaissance d'Henri Vendel, au lendemain de la grande guerre, mais notre amitié datait de 1945, lorsque des voies bien différentes nous conduisirent dans le bureau de la rue Saint-Dominique où prenait naissance la direction des bibliothèques, coiffée par Marcel Bouteron et animée par Pierre Le lièvre. Il apportait au nouvel organisme le goût des relations humaines, le sens du rôle social, cette sorte d'enjouement dans l'action auquel on ne résiste pas, toutes les qualités qui l'avaient fait distinguer au cours de sa carrière.
L'homme que je retrouvais au bout de vingt-cinq ans était aussi jeune, aussi souriant, aussi libre, aussi éloigné de toute ambition que le chartiste débutant. Le "secteur" qui lui fut dévolu était, bien sûr,  la lecture publique. Il résumait les méthodes qui lui avaient réussi, et qu'il entendait faire appliquer, en une formule: s'intégrer dans les " réalités provinciales", pour connaître les goûts et les besoins des futurs lecteurs (un peu comme le docteur Knock pour ses malades en puissance), inoculer le virus de la lecture dès la plus tendre enfance, masquer les formalités administratives sous la cordialité de l'accueil, faire participer le lecteur de tout âge à la vie de la maison.
Ces aphorismes, que l'on ne discute plus aujourd'hui, n'avaient certes pas cours dans les années 20, quand le jeune chartiste, au sortir de l'Ecole, fut orienté vers une bibliothèque que rien ne semblait prédisposer à devenir un établissement pilote, Châlons-sur-Marne. Pour accomplir un miracle sur cette terre de Champagne, à certains égards, ingrate, il fallait avoir le don de parer la vie provinciale des vives couleurs que lui prête le rêve du poète. Le secret de la belle aventure, dont les multiples facettes sont contées dans le présent recueil, c'est que Vendel a "rêvé sa vie plus qu'il ne l'a vécue".
Joignant un grain de malice au scrupuleux exercice de ses obligations professionnelles, il avait un moyen infaillible d'en apprendre beaucoup sur ses administrés avant même de franchir le seuil de leur bibliothèque, et sans doute ne suis-je pas le seul à en avoir reçu la confidence: sur le chemin de l'établissement qu'il venait inspecter, il abordait quelques passants d'âge et de sexe différents: "S'il vous plaît, où se trouve la bibliothèque municipale,", et il marquait autant de boules blanches ou noires qu'il récoltait de bonnes ou de mauvaises réponses.
Vais-je essayer maintenant de l'accompagner dans ses tournées provinciales pour essayer de capter le contact qui s'établissait aussitôt entre lui et ses amis bibliothécaires? Je préfère laisser la parole à Robert Brun qui a rendu, avec tant de bonheur dans l'expression, l'émotion que chacun ressentit lors de sa soudaine disparition, "l'un gardant encore au creux de la main la chaleur de son étreinte affectueuse, l'autre évoquant son regard si clair, où pétillait parfois un éclair de malice, son sourire empreint de bonté". Je me bornerai à quelques anecdotes sur les quatre années parisiennes de sa fin de carrière, dont nos fonctions communes m'ont rendu le témoin privilégié.
Lorsqu'on nous arracha l'un et l'autre à notre douce vie provinciale, pendant l'hiver 1944-1945, Paris, totalement privé de chauffage et presque de ravitaillement, était cependant un séjour délicieux, car l'on pouvait y circuler à pied ou à bicyclette et déambuler le long des quais et dans le quartier Saint-Germain comme au grand siècle, avec moins de voitures toutefois que jadis de carrosses. Comme il faisait froid dans notre bureau provisoire, nous allions marcher en plein pour discuter des problèmes que posait l'organisation du service et nos programmes de tournées. Nous déambulions devant le somptueux décor du Louvre, du Pont-Neuf et de la Mazarine. J'avais un logement près du Luxembourg et Vendel descendait quai des Grands Augustins dans le petit hôtel qui devint plus tard un relais à la mode, l'hôtel Bisson.
Vendel était gourmand. Si vous ne le saviez pas, lisez Dans le jardin du presbytère. Son appétit était aiguisé rétrospectivement par le brouet dont il avait dû se contenter l'année précédente, cette "sorte de rutabagas où l'on trouvait parfois quelques esquilles d'os" et qu'il a décrit dans ses Souvenirs de prison. Trouver mieux dans le Paris famélique de 1945 n'était pas chose aisée. L'un de nous réussit cependant à découvrir rue des Quatre-Vents et l'autre rue des Cannettes deux bistrots où l'on servait du boeuf authentique ou du boudin parfumé, dissimulés sous une épaisse couche de purée.
Tel est le cadre où j'appris à mieux connaître l'esprit à la fois réalisateur et fantaisiste de notre ami. De quoi parlions-nous? De poésie? Quelquefois. De son abbaye d'Almenèches ou de mon abbaye de Saint-Ouen, nos sujets de thèse? Je n'en suis pas sûr. Je crois plutôt du Baccara du Bon Dieu et de Notre-Dame de la Veine. Tous mes lecteurs connaissent ces deux savoureuses histoires et les recueils de contes de Vendel. Un conteur, cela veut dire aussi un causeur.Quand je citais le curé Boisdru ou tel autre de ses personnages, cela mettait mon commensal en verve et il me narrait de nouvelles aventures de la cuisinière Abduline Mélitot ou du sacristain Colomée.
Beaucoup plus que de tels divertissements, le sujet inépuisable de nos conversations c'était notre métier, nos tournées en province, nos échecs et nos réussites. Bien des problèmes nous préoccupaient, car nous étions l'un et l'autre soucieux de justifier la confiance que l'on avait placée en nos talents. Nous avions surtout peur que l'on fît trop bien et qu'en coulant notre métier dans un moule, jalonné de concours théoriques et d'avancements uniformes, on ne risquât de décourager l'esprit d'initiative et cette adaptation à la vie de province que Vendel jugeait capitale: "Les pensées des villes ne conviennent pas aux paysans, disait-il, ils ne savent pas mieux les porter que les vestons ou les redingotes". En lançant la lecture rurale, nous prenions de graves responsabilités. Quand les lecteurs viennent prendre des livres sur les rayons d'une bibliothèque, c'est eux que cela regarde, mais si nous faisons le choix pour eux en déposant un e caisse de livres, étions-nous bien sûrs du "label" de qualité que nous semblions leur conférer?
La mésaventure de l'une des responsables d'un bibliobus départemental donnait à réfléchir. C'était l'une des dix-sept chefs de service dela première promotion de lecture publique, intelligente, cultivée et pleine d'enthousiasme. Or quelques mois après ses premières distributions de livres, le préfet de son département reçut du maire d'un village qu'elle desservait la lettre que voici: "Monsieur le Préfet, une intellectuelle dévergondée a entrepris de démoraliser nos campagnes. Voici la photocopie d'une page d'un livre distribué par les services de l'Education Nationale, que j'ai trouvé entre les mains de ma fille, âgée de quatorze ans". La lettre fut, bien entendu, transmise au Cabinet du Ministre. Il fallut tout le talent de l'Inspecteur général pour ramener l'incident à ses justes proportions et surtout réconforter la jeune bibliothécaire.
Notre croisade pour ouvrir plus largement lesportes des bibliothèques et rendre leurs collections plus accessibles se heurtait à bien des réticences de la part des bibliothécaires de la vieille école. Voici un mot, traduisant cet état d'esprit qui fit la joie de Vendel. Constatant qu'il n'y avait pas un seul "usuel" dans la salle de lecture d'une petite bibliothèque municipale, l'inspecteur donne les les conseils qui s'imposaient. Quand il revient, l'année suivante, le bibliothécaire l'attendait, goguenard: "Voyez ce qu'ils ont fait de mon Larousse"
Comment changer un tel état d'esprit et répandre les méthodes nouvelles? La Direction organisa à Paris des stages de recyclage pour les diverses catégories de bibliothèques, municipales, universitaires et de lecture publique. Remarquablement conduites et assez impressionnantes par le decorum de la cérémonie, les séances groupaient des auditeurs nombreux, heureux de se retrouver et aussi d'avoir une occasion d'aller au théâtre ou de visiter une exposition. Constatant que les participants à ces assises restaient plutôt passifs, Vendel eut l'idée de rencontres moins formelles, où les acteurs seraient les bibliothécaires de la région, chacun étant à tour de rôle moniteur et l'inspecteur meneur de jeu. Lui succédant au centre des Marquisats, dans le site enchanteur du lac d'Annecy, je pus constater l'efficacité de cette formule.
Dans le même ordre d'idées, il préférait à l'enseignement de l'école, en classes nombreuses, les conseils pratiques, dans une bibliothèque de province, au cours d'un stage numériquement réduit. Je crois que, s'il n'avait pas disparu prématurément, il eût réussi, avec son doux entêtement, à donner corps à de telles formules qui lui ont insuffisamment survécu.
Passionné par son métier qui le laissait en liaison constante avec la province, Vendel souffrait cependant de ne pouvoir résoudre le problème du logement, presque insoluble à Paris pendant les années d'après-guerre. Un jour, je le vis arriver triomphant: il avait trouvé l'installation de ses rêves, non pas un appartement, mais une vraie maison, spacieuse au milieu d'un jardin fleuri, tout près du lac d'Enghien. Elle me fit penser à la "maison du poète", chantée par Tristan Derème à Oloron. Là je rencontrai ses amis du monde des lettres et des arts, notamment Suzanne Tourte, qui fut le délicat illustrateur de ses poèmes. Tout permettait de penser que, dans le cabinet de travail, ouvert sur la pelouse, s'engrangerait pendant de nombreuses années le meilleur de sa pensée, les travaux littéraires alternant avec les besognes professionnelles.
Hélas, ce rêve s'évanouit brutalement et par une glaciale matinée de février, je revins une dernière fois à la maison du poète. Lorsque le cercueil franchit le sol, une allégorie peinte sur les murs d'une bibliothèque baroque s'interposa devant mes yeux: le squelette qui entraîne vers l'éternité un ami des livres porte sur son dos une hotte chargée de la bibliothèque du défunt, pour meubler ses loisirs de l'au-delà. En même temps me revenait à l'esprit un poème que Vendel avait dédié à Marcel Bouteron:
"S'il me faut maintenant porter mon faix de peines,
O livres dont les mots ont un somme d'abeilles,
Donnez moi votre miel et votre cire pleine,
A moi l'humble gardien des pages qui sommeillent".