lundi 5 mars 2012

FRONTIERES par Henri NADEL

N°191 (Voir les n° 8.9.17.34-65à67-86à91-118à122-133à144-187à190)
 Henri VENDEL écrivit de nombreux articles sur différentes revues et sur des sujets très variés. Ici, dans la revue mensuelle "EUROPE" du 15 décembre 1935, il nous parle tout simplement de frontières:
Frontière n'est pas limite, c'est opposition.
Que les Etats doivent se borner, nul n'y contredit, puisqu'ils sont fils de l'homme.
Notre vue ne s'étend pas au-delà du proche horizon, et de même la puissance des Etats ne saurait prétendre à l'Univers. Que les nations l'oublient cause leurs maux. Elles revendiquent des biens dans le monde entier, mais comment les défendre ?
Quand le Japon envahit la Chine, il froisse des intérêts américains et britanniques, mais les flottes les plus puissantes n'osent s'éloigner de leurs bases. Sur les mers libres elles reconnaissent leurs limites. Toutes mobiles qu'elles soient, des îles demeurent hors de la portée de leurs canons. Puissance formidable qui, au delà de ces invisibles limites, devient débilité.
La S.D.N. apporte la preuve par l'absurde. Son éclatante faiblesse n'eût pas tant offusqué son utilité si ses fondateurs avaient pris soin de limiter son domaine.
Limites organiques, et sans lesquelles il n'est que monstres. Limites consenties, puisqu'elles sont une prise de conscience. Qui ne portent pas menace, mais qui impliquent renoncement. " Je n'irai pas au delà de mes forces", dit la force.
Mais frontière n'est pas limite. Qu'on se rappelle le vieux sens du mot qui fut uniquement le sien jusqu'au XVIIe siècle: c'est " front d'une troupe".
"Faire frontière, dit Littré, signifie se mettre en bataille pour combattre, se défendre; et, comme on faisait frontière particulièrement sur les limites despays, le mot a pris le sens de limites d'Etat à Etat".
Les géographes confirment ce sens. "Frontières" : mot d'armée en mouvement, disent Demangeon et Febvre, mot relativement nouveau qui s'oppose à limite, ce vieux mot débonnaire d'arpenteurs terriens."
 Bruhnes et Vallaux notent de même qu'à " l'époque de la Guerre de Cent ans, la France avait atteint ses limites naturelles et indépassables sur la Manche et sur l'Océan, du Pas-de-Calais à la Gironde; mais elle n'avait point de frontière maritime" . Entendez qu'elle n'avait point, sur ces limites, d'organisation militaire qui lui permît de faire front à l'ennemi.
Ses limites au reste n'étaient précises que du côté de la mer; partout ailleurs, vagues et indéterminées. (Ainsi discute-t-on encore aujourd'hui si Jeanne d'Arc était française.)
Ce sont les cartes qui ont permis de préciser les limites. Primitivement, celles-ci n'étaient pas linéaires, mais formées de vastes zones. Ainsi les cités gauloises étaient-elles séparées par des forêts ou des étendues inhabitées. De nos jours encore, on constate le même fait chez des peuples peu évolués. Au début du conflit italo-éthiopien par exemple, on trouve des incidents dus à l'in détermination des frontières. 
Géographiquement, historiquement, linguistiquement, ces limites imprécises, ces confins, étaient beaucoup plus justes.
La patrie n'en connaît pas d'autres. Elle a besoin qu'autour d'elle s'étendent ces zones poreuses d'interpénétration. Elle a besoin d'être ouverte.
Repliée sur elle-même, elle se dessécherait, comme une plante privée d'air. Elle vit, ainsi que tout organisme, d'échanges continuels. Tout pays lui donne nourriture.
 Ces aliments que l'étranger lui offre, elle les assimile, mais leur digestion est plus ou moins laborieuse. Il y a des styles, des tendances, qu'elle rejette, parce qu'ils lui seraient toxiques.
Toute absorption massive s'accompagne d'ailleurs d'une période fébrile. La température monte. Mue ou crise de croissance.
Il semble,  pendant quelque temps, qu'il y ait rupture de la tradition.
Ainsi la Renaissance française s'oppose au gothique, les romantiques aux classiques. Puis les ans passent, et l'on découvre, sous des styles différents, la permanence de la patrie.
Les crises seront d'autant plus rares, d'autant moins graves, qu'il existera autour de cette patrie des pays-filtres, des pays de transition, c'est-à-dire de transit. Des pays qui ne sont plus elle,  mais où pourtant on la découvre, où elle se prolonge, qui sont autour d'elle comme une aura.
On ne borne pas la patrie. Elles est faite de régions, non pas limitées, mais caractérisées.
La nation, au contraire, exige d'être fermée.
Elle ne prend conscience d'elle-même que par opposition. Son premier souci est de se distinguer de ses voisines.
Les nations se veulent moins supérieures que différentes. Elles admirent leurs tares pourvu qu'elles leur soient propres.
Nation et patrie reposent toutes deux sur un sentiment de la propriété,  mais non  le même. Qu'un aubain s'attache à ma patrie, mon héritage n'en est pas amoindri. Les invasions mêmes, la patrie finit toujours par en triompher. Elle conquiert ses conquérants .
Mais la nation n'admet pas le partage. Elle a besoin de se défendre. Elle a besoin  de frontières.
Et l'on constate, en effet, que là où il n'existe pas de nations, il n'existe non plus de frontières, au sens précis du mot. Ainsi fut-il impossible de fixer, avant la conquête, celles de l'empire marocain.
Les frontières sont le fait de la nation.
Où et comment s'établissent-elles ? Non pas sur des limites naturelles. La nation est une formation historique qui prétend se justifier par des raisons géographiques. En réalité, elle tient aussi peu compte que possible de la nature des pays. Sans doute l'océan l'arrête-t-il (encore qu'elle colonise outre-mer), mais elle ne respecte pas l'unité des régions.
Le pays basque et la Catalogne sont coupés en deux. Il y a toujours des Pyrénées, parce que l'Espagne et la France les maintiennent.
Quant à notre frontière de l'Est, elle erre sur la "cime indéterminée" des Alpes, tranche arbitrairement le Jura dont elle prend la partie sud et laisse le nord à la Suisse, délaisse les Vosges pour le Rhin, puis se perd dans la plaine.
Les frontières ne naissent pas du sol, mais des guerres. Ce sont des combats qui les ont fixées, et c'est pourquoi elles appellent d'autres combats.
Elles s'établissent au point d'équilibre de forces contraires. Elles sont instables comme cet équilibre.
Aussi demandent-elles toujours à être défendues. Et plus les nations s'affirment, plus elles éprouvent le besoin de renforcer leurs frontières.
La frontière française du Nord et du Nord-Est, créée par Vauban, ne comprenait qu'une zone étroite.
"Après 1871, remarquent Brunhes et Vallaux, la frontière recouvrit toute la région du Nord et du Nord-Est, avec deux lignes de camps retranchés, et Paris comme réduit central."
Après 1914, qui peut dire où s'arrête notre frontière ? Les lignes stratégiques, ses racines, pénètrent jusqu'au centre du pays. Tout le territoire devient forteresse, tout le territoire devient frontière.
 Non seulement le territoire. Les esprits des citoyens participent de cette mentalité qui était propre naguère aux riverains de l'ennemi.
Ils vivent sous la menace. Dans une paisible bourgade, qui semble à l'écart de toute l'agitation du siècle, où l'on ne parvient qu'après des heures, d'un train poussif, on est tout surpris de découvrir des gens qui se sentent directement menacés, qui se croient déjà espionnés, des gens qui ont perdu la paix.
La haine s'étend avec la frontière, mais l'extension même de celle-ci prouve qu'elle a perdu son efficacité. Elle n'est plus le rempart dont parle Maurras. La science y a ouvert de multiples brèches. Toutes les murailles de Chine sont en ruines.
Il n'en était pas encore ainsi en 1914. On peut soutenir, en effet, que, si l'armée française, au lieu de tenter de vaines offensives, s'était, dès le début, accrochée au sol, l'envahisseur n'aurait pu franchir ses tranchées.
Désormais aucune fortification n'arrêtera les avions de bombardement ni les obus des canons à longue portée, et bientôt sans doute il sera possible de transporter une armée par les airs.
Dans ce sens, on peut dire qu'il n'y a plus de frontières militaires, comme il n'y a plus de défense nationale. On peut dévaster la patrie de l'ennemi, on ne peut plus protéger la sienne.
Les peuples le sentent confusément, mais ils continuent d'obéir au mythe, et jusqu'au sacrifice. Car la peur ne raisonne pas. Elle répète des gestes devenus instinctifs, même s'ils n'ont plus d'autre résultat que d'accroître le danger.
La peur gouverne l'Europe. Et plus que tous ont peur les gouvernements qui se prétendent forts. Car ils ont peur aussi des idées.
Un proverbe russe disait : " les idées ne payent pas à la douane". Mais les craintifs dictateurs les font arrêter aux frontières. N'entrent que les livres qui présentent leurs passeports.
Seulement on a beau surélever les murailles: travail de Babel. Le ciel demeure libre et l'esprit continue de souffler où il veut.
 Les frontières n'arrêtent pas, elles retardent.
Loin d'assurer désormais la protection du pays, elles troublent sa vie par les frictions qu'elles occasionnent. Les nations sont de grands corps dot la peau est irritée. Elles crient au moindre contact.
Qu'est-ce qu'un incident de frontière ? Souvent le simple résultat d'une erreur, ou le fait de quelques exaltés,mais toute la nation frémit, parce qu'elle a placé son honneur au point le plus vulnérable.
L'armure a mis la chair à vif.
Voilà un long texte écrit par Henri VENDEL qui montre bien l'intérêt que portait cet homme à toutes sortes de sujets.... Naturellement, avec l'ouverture de la C.E.E, ce sujet sur les frontières aurait d'autres réponses...
Alifer61