samedi 3 mars 2012

LA LECTURE EN PROVINCE pour Henri NADEL

N°189 (Voir les n°8.9.17.34-65à67-86à91-118à122-133à144-187.188)
 Texte pris sur "La Pensée Française " du lundi 8 septembre 1924 :
Il semble que la province, avec sa vie filmée au ralenti, ses vastes loisirs, ses rares distractions, soit la Terre promise du livre. Car que faire en province à moins que l'on ne lise ?
Et cependant, M. Marcel Prévost, s'appuyant sur des statistiques, affirmait récemment que Paris et sa banlieue consomment à eux seuls autant de livres que le reste de la France.
 Ainsi quatre millions de personnes, que sollicitent théâtres, music-halls, cinémas, conférences, dancings, etc... liraient autant que trente-cinq millions de provinciaux.
Que penser de cette situation paradoxale ?
Il convient d'abord de remarquer que les statistiques invoquées par Marcel Prévost ne peuvent tenir compte que du nombre de livres achetés, et non de livres lus. Or, en province,  les cabinets de lecture sont généralement très fréquentés et le même volume circule en de nombreuses mains, parfois jusqu'à l'usure complète, dont la reliure ne parvient pas toujours à le protéger. 
D'autre part , il importe de distinguer,  dans la province, les villes des campagnes. Si l'on compte comme villes même les bourgades dépassant à peine 2000 habitants, on constate que la population rurale est encore égale à plus de la moitié de la population urbaine.
Il faut bien admettre que cette population rurale lit très peu. Le journal quotidien, voire hebdomadaire, suffit à satisfaire la curiosité du plus grand nombre. Les bibliothèques scolaires, pauvrement dotées, rendent quelques services. Elles prêtent des livres en hiver surtout, au temps des veillées. Enfin plusieurs libraires m'ont signalé que, depuis la guerre, des paysans leur achetaient des romans d'aventures. Maurice Leblanc, Gaston Leroux, seraient leurs auteurs préférés. Ils aiment aussi les récits de voyages, comme il est naturel à des gens casaniers.
Je ne parle pas de ces sages qui n'ont en leur bibliothèque que quelques livres bien choisis qu'ils relisent toujours. Curé de campagne, notaire honoraire, médecin à bésicles, heureux celui à qui suffit l'amitié de Montaigne ou d'Horace !
La population rurale lit donc peu, mais plus qu'autrefois. Sa curiosité s'éveille. Il semble que des bibliothèques circulantes d'arrondissement ou de département, telles que celle inaugurée récemment en Seine-Inférieure, seraient très utiles.
Pour me renseigner sur les goûts de la population provinciale urbaine, j'ai mené une enquête auprès des libraires et des bibliothécaires. De nombreuses réponses me sont parvenues des quatre coins de la France. C'est grâce à elles que je crois pouvoir établir les faits suivants.
1° Le goût de la lecture semble plus vif dans le Nord que dans le Midi. Le beau soleil invite à la promenade, à flâner, non à lire. Toutefois cette règle souffre de telles exceptions qu'il n'est pas possible de tracer sur la carte une ligne de démarcation, comme l'on fait pour la culture de la vigne ou de l'olivier.
2° La classe moyenne, petits rentiers, employés, fonctionnaires, est celle qui lit le plus. Les riches préfèrent au livre l'auto, la chasse, tous les plaisirs que l'argent met à leur disposition.. Quant aux ouvriers, bien rares encore ceux qui savent profiter pour lire des loisirs que leur laisse la journée de huit heures. En général, leur éducation sur ce point reste à faire. Cependant, là aussi, la curiosité s'éveille et plusieurs libraires me signalent que des ouvriers leur demandent des ouvrages techniques et d'inventions nouvelles.
3° Le nombre des lectrices s'accroît et l'emportera bientôt sur celui des lecteurs.
4° On achète moins de volumes qu'avant la guerre parce que la grande liseuse, la classe moyenne, gênée par l'augmentation du coût de la vie, est obligée de restreindre ses dépenses. Bien que le livre soit relativement moins cher qu'en 1914 (un ancien volume à 3.50fr se vend 7fr alors que l'indice de cherté de vie est passé de 1 à 3.45), son prix paraît encore excessif.
5° Contre-coup du fait précédent: bibliothèque et cabinets de lecture prêtent davantage d'ouvrages. On emprunte ce qu'on n'achète pas. L'expérience des bibliothèques américaines, telles que celle de Soissons, prouve que les bibliothèques municipales modernisées sont appelées à rendre de très grands services. Leur clientèle change: le nombre des travailleurs sur place, qui se livraient à des recherches d'érudition, décroît malheureusement, tandis que celui des emprunteurs s'accroît. On perd en profondeur ce que l'on gagne en étendue.
6° Le goût de la lecture paraît plus développé qu'en 1914. La guerre imposa des loisirs à beaucoup de personnes qui prirent l'habitude de lire, notamment dans les pays occupés par l'ennemi et dans l'armée où le soldat lisait tout ce qui lui tombait sous la main, jusqu'à des arithmétiques ! D'autres causes ont favorisé ce développement. Le cinéma, que beaucoup accusent, n'y a pas nui. Les fervents tiennent à lire le roman dont la projection leur a plu.
7° De tous les genres, le roman plaît le plus. Il est à peu près le seul demandé dans les cabinets de lecture. "Tous les livres écrits pour l'instruction du peuple (en particulier les livres de sociologie) restent pieusement dans les rayons," écrit l'un de nos correspondants, et les autres réponses confirment la sienne. Les récits de voyages, les mémoires, les ouvrages d'histoire anecdotique et de géographie, les livres de sciences (surtout ceux relatifs à la TSF et aux théories d'Einstein) sont aussi consultés, mais le nombre de leurs lecteurs réunis, n'atteint pas le tiers des lecteurs de romans.
Le roman de moeurs qui prétend peindre la société de nos jours ou résoudre un problème de morale contemporaine est le préféré, et malgré quelques exceptions tapageuses, le genre "convenable" l'emporte sur l'autre. Le roman d'aventures connaît une vogue à laquelle n'est pas étrangère l'influence du cinéma.
8° Les mêmes auteurs sont lus par toute la France. Ils n'ont pas de fiefs particuliers. Tout au plus chaque province témoigne-t-elle plus d'intérêt à l'écrivain qui a parlé d'elle. (En revanche elle oublie facilement ses fils, même de génie, quand ils ne l'ont pas célébrée). Voici, établie après pointage, la liste des auteurs à succès: Bourget, Bordeaux, Anatole France, viennent en tête. Puis, assez loin derrière eux, Dumas père, Loti, Victor Margueritte (depuis la Garonne), Hugo, Bazin, Benoît, les Tharaud, arrivent ensuite, suivis de Maupassant, Balzac, Musset, Paul de Kock, Ohnet, Prévost, Alphonse Daudet, Zola, etc....
Il convient d'ailleurs de remarquer que les mêmes auteurs sont rarement indiqués par les libraires et les cabinets de lecture. La clientèle de ces derniers retarde généralement sur celle des libraires. On achète un livre qui vient de paraître, on emprunte un livre dont on a déjà entendu parler.
9° Bibliothécaire et libraires sont unanimes d'ailleurs à constater que la grande majorité des lecteurs n'a pas de goûts très arrêtés. "On peut leur offrir n'importe quoi, pourvu que ce soit de la lecture", écrit l'un de nos correspondants. Ils absorbent avec le même appétit Eugène Sue et Paul Bourget, Marcel Prévost et Paul de Kock. Ils n'ont le plus souvent d'autre guide que la réclame. Certaines marques bien achalandées (Bourget, Bordeaux) ont leur clientèle attitrée, comme un grand magasin. Le succès, paradoxal, d'Anatole France tient moins à son talent qu'aux louanges qui en sont faites quotidiennement.
Les articles des critiques, utiles à l'auteur, quand ils sont sincères, pour l'encourager ou lui signaler ses défauts, agissent peu, sur le public, semble surtout à la réclame bruyante. On n'achète, on ne lit que le livre dont on parle. D'où la nécessité pour l'écrivain qui veut atteindre au succès de faire parler de soi; pour l'éditeur qui veut vendre, de lancer son produit.
Les délicats s'offusquent de voir les mêmes procédés de réclame utilisés pour les livres et les apéritifs, mais la masse des lecteurs est à la merci des charlatans. Elle le sent, elle cherche qui la guide. D'où le succès des prix littéraires qui désignent tel livre à son admiration, du moins des deux ou trois principaux, car en raison même de ce succès les prix littéraires se sont multipliés; on en décerne chaque quinzaine, l'un fait tort à l'autre et le public, mis en éveil par certains scandales, commence à s'apercevoir que la plupart relèvent de la publicité commerciale.
De notre enquête, on peut conclure que le nombre des lecteurs sinon des acheteurs de livres, s'est accru sensiblement en province depuis la guerre. Leurs préférences vont au roman psychologique "honnête", et dans les ouvrages de cette catégorie, à ceux qui bénéficient de la plus forte réclame. Il appartient aux libraires et bibliothécaires avertis du mouvement littéraire contemporain de remédier en partie au mal en conseillant leurs lecteurs. Leur action sur le public sera le plus efficace.
Voilà une belle enquête complète de notre bibliothécaire (Nadel ou Vendel Henri) faite au début du siècle dernier. N'oublions pas qu'il fut à l'origine du BIBLIOBUS dans tous les départements... Qu'en est-il aujourd'hui des livres et des lecteurs? Les politiques pensent en profiter puisque toutes les vitrines sont pleines de leurs "oeuvres" !!!
Alifer61